Sauts de l’ange: la parole comme pansement

« Et boum, le quatrième mur, j’t’éclate ! ». Le ton de Sauts de l’ange, pièce écrite et mise en scène par Louise Emö et représentée en ce jeudi 21 septembre 2022 au théâtre des Cordes de Caen, est ainsi donné. Véritable recherche de réponses à corps perdu, le spectacle se structure autour de l’épineuse question du suicide et des suicidés : ce qui les pousse à passer à l’acte, les conséquences de leur geste, mais aussi les différentes formes du suicide, qu’il soit physique, artistique ou encore professionnel.

C’est par l’association de divers fragments de matériaux de théâtre, tous interconnectés par ce thème qu’ils partagent, que Louise Emö tente d’expliquer celui de sa grand-mère. Un partage, une recherche théâtrale joviale, partie de rien et effectuée devant le public, qui allie autant l’hommage à sa grand-mère, décédée sans aucune explication, la déculpabilisation de son geste que l’itinéraire personnel de la metteuse en scène où apparaît ce besoin de comprendre les causes de ce suicide, d’essayer d’expliquer ce phénomène encore tabou.

Le spectateur est donc pris comme un témoin, un regard extérieur à qui l’on essaye d’exposer la situation et à qui l’on souhaite présenter le suicide dans son entièreté et complexité, comme s’il refaisait un puzzle pour tenter de le saisir. Bien qu’il soit assez fastidieux pour lui de suivre chacun des éléments scéniques, de saisir le lien qui les unit et les liaisons entre chaque extrait, l’intention est claire : c’est à l’aide de La Mouette de Tchékhov et d’Hamlet de Shakespeare et grâce à Marilyn Monroe, Van Gogh et Zinedine Zidane que Louise va retracer la vie de sa grand-mère pour comprendre le moment où elle est en arrivée à attenter à ses jours. En jouant sur la nudité, la mise à nu, et la sobriété du plateau – l’entièreté de l’espace même du Théâtre des Cordes que le jeu s’emploie à remplir et non un
espace spécialement délimité pour l’action scénique- le spectacle va faire vivre plusieurs expériences au public en l’espace d’une même représentation : chaque tableau possède son propre langage, sa propre esthétique et sa propre atmosphère. L’incarnation de Marylin Monroe est énergique et entraînante, les instants de folie sont comme suspendus et délibérément lents tandis que les instants familiaux sont plus froids, tendus et électriques. Avec chacun d’eux, Louise Emö s’emploie à symboliser et exprimer le suicide sous toutes ses différentes formes pour en exposer la diversité : ce montage hétérogène, bien qu’il puisse parfois perdre le spectateur avec ces moments latents comme transitions entre les différents tableaux et cette absence de liaison, de continuité véritables entre eux, lui permet toutefois de toucher de près cette multiplicité du suicide, d’en saisir sa complexité, son caractère particulier et de comprendre l’impuissance des proches. Une diversité que renforce aussi la temporalité de la représentation : alors que le rythme est bien plus accéléré lors des conversations entre elle et son père, qui se confrontent, elle et son mari, qui se déchirent, lors des incarnations de star, telle Marilyn Monroe soutenant et comprenant Monique, ou encore lorsque la troupe se met à danser sur Beat It de Michael Jackson, le tempo est bien plus lent lors de danses plus personnelles, symbolisant la folie qui s’empare de Monique au fur et à mesure. Les lents instants corporels sensibilisent le spectateur à cette perte de contrôle subie, à cet enfermement à l’intérieur de soi et à cette maladie qui se répand insidieusement et inexorablement. Les changements à vue, avec les coulisses et costumes présents en périphérie de la scène, permettent au public de suivre l’évolution du temps et l’enlisement de la raison de Monique. Bien que cela ne soit pas nécessairement utile ou pertinent et que cela perd parfois le public, les comédiens se changent en permanence pour créer l’atmosphère propice à chaque tableau, renforcer le rythme du spectacle et non pour forcément jouer. C’est aussi grâce à la complicité et à l’enthousiasme de sa troupe (qui se transmet à travers ses différentes tentatives) que Louise Emö parvient à déculpabiliser le suicide : une sorte de bonne volonté naïve et enjouée qui dépouille ce phénomène de toutes ses implications morales, familiales et professionnelles auprès du spectateur.

Tout comme les costumes, le jeu est lui aussi très varié, les comédiens pouvant passer du calme le plus plat à l’énergie la plus brutale : s’il est parfois incarné -comme pour Monique et sa famille ou bien Marilyn Monroe-, il est aussi régulièrement détaché d’un personnage ou d’une incarnation particulière -avec la voix off ou l’extrait du coup de tête de Zidane avec la réaction du commentateur en direct-, évitant ainsi la généralisation ou la personnalisation du suicide. Le fait d’effleurer de nombreux cas individuels permet de comparer les différentes formes de suicide, leurs causes, conséquences et de montrer leur enchevêtrement au public.

La parole, ici au centre du rythme de la représentation, est comme improvisée, comme délivrée au spectateur à son stade de tâtonnement, d’expérimentation. La particularité de cette pièce est aussi la présence de la metteuse en scène, qui passe tour à tour du point de vue extérieur, spectatrice qui observe l’histoire de sa mamie, à celui d’actrice à part entière, qui accompagne et épaule les comédiens. Une façon pour elle de prendre directement part à l’élaboration de cette recherche et à toutes ces phases. Cette tentative de compréhension pour saisir ce qu’est véritablement le suicide, et qui se transforme peu à peu en une multiplication du phénomène sous toutes ses formes, se transmet aussi à travers les lumières : les éclairages assez simples, froids et souvent généraux favorisent cette ambiance d‘exploration, de tâtonnement. Les seuls changements notables sont l’assombrissement de la scène lors des enregistrements audios, de la danse ou des mouvements corporels, qui tranchent avec le style plutôt épuré de la représentation et permettent au spectateur de se concentrer sur ces moments uniques.

En complément du jeu et de l’action scénique, les perceptions sonores sont aussi assez présentes : que ce soit le jeu avec le micro attaché à la bouteille en verre, qui produit un son ressemblant au souffle du vent, ou les bruits stridents et inconfortables, ils font eux aussi ressortir l’évident mal-être et le déraillement de l’esprit de sa grand-mère, et ne peuvent laisser le spectateur insensible. La seule absence notable de musique ou d’accompagnement sonore se produit lors de l’enregistrement de la réaction du commentateur lors du coup de boule de Zidane : tous s’immobilisent alors comme s’ils regardaient réellement ce suicide professionnel, qui survient en fin de carrière. Une façon de symboliser l’impuissance d’autrui face à ce phénomène, à ce genre d’évènements ou de situations.

Une pièce qui invite donc le spectateur à s’interroger sur ce terme assez courant et pourtant encore problématique : le suicide. Une représentation qui achève de démontrer, non sans sérénité et apaisement, qu’il peut être de diverses et différentes formes et qu’il existe donc autant de suicides que de suicidés.

Laurane