Edward Bond, dramaturge britannique, est mort

Auteur parmi les plus importants de la seconde moitié du XXᵉ siècle, son œuvre controversée, nourrie de Shakespeare et des tragédies grecques, aborde les processus de violence dans nos sociétés. Il est mort le 3 mars, à l’âge de 89 ans.

Par Fabienne Darge Publié le 05 mars 2024 à 11h37, modifié le 05 mars 2024 à 15h33

Edward Bond, sur la scène du Théâtre des Célestins, à Lyon, le 30 janvier 2007.
Edward Bond, sur la scène du Théâtre des Célestins, à Lyon, le 30 janvier 2007. FRED DUFOUR / AFP

Lui qui s’était donné pour tâche de « parcourir les extrêmes de l’expérience humaine » est arrivé à l’expérience ultime : le dramaturge britannique Edward Bond est mort, le 3 mars, à l’âge de 89 ans, à l’hôpital d’Addenbrooke, au Royaume-Uni.Avec lui disparaît l’un des auteurs dramatiques les plus importants de la seconde moitié du XXe siècle, acharné à défendre, au fil de plus de cinquante pièces et d’écrits théoriques, le rôle anthropologique, politique et moral du théâtre.

Le théâtre, pourtant, ne lui avait pas été offert en héritage. Edward Bond naît le 18 juillet 1934, dans un quartier populaire du nord de Londres, d’une famille ouvrière d’origine paysanne. Les bombardements de la fin de la seconde guerre mondiale le marqueront durablement. En rébellion – déjà – contre l’institution scolaire, il arrête l’école à 15 ans, pour aller travailler à l’usine. Mais l’école a eu le temps de lui faire découvrir l’art dramatique. « Peu après la guerre, je suis allé voir Macbeth avec ma classe. Je n’ai rien compris, tout se passait dans un univers très lointain, et pourtant, pour la première fois, quelqu’un me parlait de ma propre vie, racontait-il dans un entretien au Monde en 2003. Jusque-là, personne ne m’avait dit pourquoi, pendant la guerre, des gens, là-haut, dans leurs petits avions, avaient lâché des bombes pour nous tuer. Et là, Shakespeare me parlait de cela… pas directement, mais il me disait, à un niveau très profond, ce que c’était qu’être humain, avec tous les paradoxes que cela comporte. »

Lapidation d’un bébé

Il commence le théâtre en autodidacte, écrivant, pendant une dizaine d’années, des pièces qui ne seront pas publiées, avant que ne soit éditée, en 1961, sa première pièce « officielle », The Pope’s Wedding (Les Noces du pape). Mais c’est sa deuxième, Saved (Sauvés), qui va le rendre célèbre, en 1965, en déclenchant un des plus gros scandales de l’histoire du théâtre britannique. L’objet du délit, dans ce texte qui s’inscrit dans la vie ordinaire du sous-prolétariat anglais, est une scène de lapidation d’un bébé dans un landau. La pièce est interdite par la censure britannique, mais Edward Bond récidive avec son œuvre suivante, en 1968 : Early Morning (Au petit matin), farce grinçante et hallucinée, satire de la société victorienne, met notamment en scène la reine Victoria avec son amante Florence Nightingale… Shocking ! La pièce fait l’objet d’une interdiction immédiate, mais sera à l’origine de l’abolition de la censure royale en Grande-Bretagne, à la fin de cette même année 1968.

Edward Bond va déployer ensuite une œuvre qui restera jusqu’au bout controversée, notamment en raison de son rapport à la violence. Une œuvre qui, rapidement, va trouver plus d’écho en France que dans son propre pays. Dès 1972, le metteur en scène Claude Régy (1923-2019) contribue à le faire découvrir en montant Sauvés, avant que Patrice Chéreau (1944-2013) ne le consacre, avec sa mise en scène de Lear, réécriture radicale de la pièce de Shakespeare, en 1975. A partir des années 1980, Edward Bond rompt largement avec la scène institutionnelle britannique, préférant travailler avec des troupes d’enfants ou d’adolescents, ou en compagnie d’acteurs du milieu carcéral.

C’est par la France, encore, que son œuvre, nourrie de Shakespeare et des tragiques grecs, accède à une nouvelle notoriété, dans les années 1990, quand le metteur en scène Alain Françon, qui devient parallèlement directeur du Théâtre national de la Colline, à Paris, décide de le suivre indéfectiblement. Françon va monter onze pièces de l’auteur britannique, depuis La Compagnie des hommes, en 1992, jusqu’à La Mer, en 2016, à la Comédie-Française, en passant par la plus grande œuvre de Bond, Pièces de guerre, écrite par l’auteur au mitan des années 1980, et présentée, en un spectacle mémorable, au Festival d’Avignon en 1994.

Théâtre du cataclysme

Le théâtre du cataclysme de l’auteur britannique atteint sa quintessence dans cette trilogie postapocalyptique, qui met en son centre un dilemme moral typique du théâtre de Bond : alors que la guerre bat son plein, un jeune soldat va devoir tuer un enfant de moins de 5 ans habitant sa rue, afin de réduire les dépenses en nourriture, la famine touchant férocement la population.

Emblématique de la force des situations et de la langue créées par le dramaturge britannique, Pièces de guerre l’est aussi d’un rapport à la violence qui n’a pas toujours été bien compris, même si Bond l’a largement théorisé dans son essai L’Energie du sens (Climats, 1998). « Ce n’est pas un théâtre de la violence, mais un théâtre qui analyse les processus de la violence, sans les reproduire,décryptait Alain Françon dans Le Monde, en 2016. Dans toutes ses pièces, Bond part d’une situation extrême, et il met à l’intérieur des personnages des figures qui n’ont pas la carte de compréhension de la situation qu’ils vivent (…). A partir de là, ils sont obligés de faire des choix, choix guidés par “un impératif catégorique à être humain”. (…) Le théâtre de Bond ne porte pas sur le bien et le mal, mais sur le juste et l’injuste. »

C’est donc bien en s’inscrivant dans l’histoire du théâtre « comme lieu de la justice » qu’Edward Bond a fait œuvre de rénovateur. Il a rompu avec le brechtisme en vigueur dans l’après-guerre et, comme tout véritable auteur, a inventé une langue unique, où la pauvreté des moyens langagiers des classes populaires se mêle au lyrisme d’images puissantes, inoubliables.

Cet « extrêmophile », comme il se définissait lui-même, aurait pu connaître une vie facile, après avoir, en 1966, écrit les dialogues et une partie du scénario de Blow-up, le film de Michelangelo Antonioni. Mais Edward Bond n’avait pas de goût pour la vie facile, et il a fait d’autres choix, porté par ses convictions, explorant sans fin l’espoir d’une survivance de la morale dans un monde déshumanisé par la guerre, les crimes de masse, l’ultratotalitarisme ou les dérives techniques et scientifiques, passés ou à venir.

Edward Bond en quelques dates

18 juillet 1934 Naissance à Londres

1965 Scandale avec sa pièce « Sauvés » en Angleterre

1966 Scénario de « Blow-Up », réalisé par Michelangelo Antonioni

1994 Trilogie des « Pièces de guerre », montée au Festival d’Avignon

2016 Entrée au répertoire de la Comédie-Française, avec « La Mer » (1973).

3 mars 2024 Mort à Addenbrooke (Royaume-Uni)