A Rennes, Arthur Nauzyciel déplie « Les Paravents » de Jean Genet d’hier à aujourd’hui (Le Monde, 28/09/23)

Dans la grande salle du Théâtre national de Bretagne, le metteur en scène répète la pièce inspirée par la guerre d’Algérie, rarement montrée depuis sa création, en 1966.

Par Fabienne Darge (Rennes, envoyée spéciale)


Répétition des « Paravents », de Jean Genet, mis en scène par Arthur Nauzyciel, au Théâtre national de Bretagne, à Rennes, le 22 septembre. PHILIPPE CHANCEL / TNB

La grande salle du Théâtre national de Bretagne, à Rennes, est comme une bouche d’ombre, qui vous avale dans un temps hors du temps. Une nuit traversée de fantômes : celui de Jean Genet, ceux de la guerre d’Algérie, de Roger Blin, de Maria Casarès, de Patrice Chéreau. Pour le metteur en scène Arthur Nauzyciel et ses comédiens, c’est la dernière ligne droite avant la création d’une nouvelle mise en scène des Paravents, de Jean Genet.
Quand il a quelque chose à dire aux acteurs, le metteur en scène descend sur le plateau et entame avec eux une conversation secrète. La boîte noire du théâtre bruisse de murmures et d’échos, de mots arrachés à la nuit. Rarement on a vu des répétitions aussi calmes, surtout à huit jours d’une première. La création de ces Paravents, un des événements de la saison théâtrale, est programmée pour le vendredi 29 septembre. Puis le spectacle partira en tournée, avant d’arriver en mai 2024 à l’Odéon, à Paris, là même où la pièce a été créée, en 1966, avec fracas.
Entre-temps, Les Paravents a été rarement monté : la pièce et son auteur font peur, ils échappent à toutes les catégories simplistes, à tous les enfermements. A sa création par Roger Blin, elle a provoqué un des plus gros scandales du théâtre français, orchestré par une frange de l’extrême droite au motif qu’elle ridiculisait l’armée nationale. Les blessures de la guerre d’Algérie étaient encore fraîches. La dimension réellement dérangeante des Paravents était pourtant ailleurs. Depuis, peu s’y sont risqués : Patrice Chéreau, en 1983, dans un spectacle qui a fait date, puis Marcel Maréchal en 1991, Bernard Bloch en 2000 et Frédéric Fisbach en 2002, dans une version avec des marionnettes. Jean Genet garde son aura sulfureuse, les séquelles de la guerre d’Algérie restent radioactives.

Les Paravents, de Jean Genet, mise en scène d’Arthur Nauzyciel, au Théâtre national de Bretagne, à Rennes, le 22 septembre. PHILIPPE CHANCEL / TNB

Cette guerre, qui longtemps n’a pas dit son nom, est au cœur des Paravents. Mais de manière bien particulière, comme le souligne Arthur Nauzyciel : « Genet est ambigu et contradictoire sur cette question. Il a d’abord dit qu’il ne s’agissait pas d’une pièce sur la guerre d’Algérie, puis, au moment de la création, il écrit à Roger Blin que c’est bien le sujet. Il a fini par avoir cette phrase magnifique, disant qu’il s’agissait d’une méditation à partir de ce conflit. Rien n’est plus éloigné d’un quelconque théâtre militant que cette pièce. Genet n’est jamais allé en Algérie. Son lien avec cette histoire, c’est d’une part son intérêt viscéral pour tous les réprouvés, et d’autre part son amour pour Abdallah Bentaga [un acrobate, amant de l’auteur au milieu des années 1950] , pour qui il a écrit Le Funambule [1957]. Il est dans une rêverie sur les hommes qu’il a aimés, par rapport à un imaginaire de cette guerre. »

Dimension fantasmatique
Avec son équipe, et notamment sa conseillère à la dramaturgie, Leila Adham – qui est d’origine syro-libanaise –, Arthur Nauzyciel a redécouvert une pièce aussi mystérieuse et opaque que passionnante.
« Du pur Genet, résument-ils en chœur. C’est par le rituel théâtral, par la langue, somptueuse, que Genet traverse ces événements, emblématiques pour lui de toutes les guerres coloniales. » Le noyau secret des Paravents, selon Leila Adham, c’est la question du tabou, que l’auteur du Journal du voleur (Aux dépens d’un ami, 1949) « travaille par la langue elle-même ». « Cette guerre, pendant longtemps, n’a pas été nommée, mais désignée sous l’euphémisme des “événements d’Algérie”. Le mot “guerre” était tabou. Je pense que le degré de métaphore, d’image, de détours, de reflets insaisissables qu’il utilise est là pour mettre en abîme ce non-dit, ce qu’il révèle et ce qu’il produit dans un inconscient collectif. » Toute la question pour Arthur Nauzyciel est donc de se tenir sur un fil entre le réel, qui sous-tend la pièce, et sa dimension fantasmatique et cérémonielle. « Il m’a semblé d’emblée évident que monter la pièce dans la France d’aujourd’hui impliquait de réunir une distribution largement composée d’acteurs originaires de ces anciennes colonies. Ils portent en eux cette histoire. »
De Zbeida Belhajamor à Océane Caïraty, de Mohamed Bouadla à Benicia Makengele, de Brahim Koutari à Mounir Margoum, nombreux sont ceux dans l’équipe qui entretiennent une conversation secrète avec Jean Genet. A commencer par Farida Rahouadj et Hammou Graïa qui, eux, jouaient déjà dans le spectacle de Patrice Chéreau en 1983, et ont bien connu l’auteur des Paravents. « Pour moi qui étais une jeune créature rebelle et sauvage, il a été comme un frère, se souvient la comédienne. Il était mon histoire de France : un anti-drapeau qui, du coup, pouvait être un drapeau. »
Farida Rahouadj est aussi un autre relais de mémoire : avec Maria Casarès, qui était son amie, et qui jouait à la fois dans la mise en scène de Roger Blin et dans celle de Patrice Chéreau. « C’est sa langue, à nouveau, qui m’a stupéfié, dans sa manière de mêler le trivial et le lyrique, relève Hammou Graïa. Elle me trouble d’autant plus que j’avais un rapport très simple avec Genet : on buvait des cafés et on parlait de tout et de rien. Avec Chéreau, on vivait Les Paravents comme quelque chose d’incarné et de brûlant. Quarante ans plus tard, la perception s’est déplacée, la dimension de jeu m’apparaît davantage, d’autant plus qu’Arthur Nauzyciel me fait jouer un colon et pas un Arabe. »

« Absolu et élévation »
Pour les jeunes acteurs tout juste sortis de l’école du Théâtre national de Bretagne, comme Aymen Bouchou et Hinda Abdelaoui, la rencontre avec Genet, l’éternel rebelle, a été « un choc ». « Ce qui me touche infiniment, c’est sa manière de se tenir en équilibre sur le fil de la vie et de la mort. Mais politique, il l’est aussi, analyse Hinda Abdelaoui, d’origine algérienne. Il a été le premier à écrire pour des prostituées, des ouvriers arabes, des mendiants. Et pas avec une forme de mépris naturaliste, en décalquant leur langage, mais en leur inventant une langue d’une poésie folle, rimbaldienne. Les êtres les plus méprisés, les plus rejetés, à l’image de Leïla, que je joue et qui est la dernière des dernières, il leur donne une forme d’absolu et d’élévation. »
« Chez Genet, les personnages construisent leur propre mythe », souligne Damien Jalet. Le chorégraphe, tout juste rentré de New York où il peaufinait avec Madonna les derniers détails de ses prochains shows, est en charge de la partition corporelle du spectacle, capitale. « C’est aussi une écriture du corps, viscérale. Chaque geste est codifié, il y a une vraie dimension mythologique, héroïque, iconique, quasi religieuse. La question du rapport entre corps dominant et corps dominé est également passionnante. On essaie d’aller vers une forme de sculpture en mouvement, en travaillant sur le désaxage, l’antisymétrie, la torsion, pour dénaturaliser vraiment la pièce. »
Cette dénaturalisation est aussi à l’œuvre dans les costumes, les maquillages et les coiffures créés par José Lévy, qu’assiste Marion Regnier. « C’est passionnant d’investir le baroque de la pièce, tout en le réinterprétant, explique-t-elle. Genet travaille sur les clichés, sur une forte sexualisation des personnages, aussi, qu’il s’agisse des légionnaires ou des prostituées. On s’est autorisé nombre de décalages, en jonglant entre des éléments réalistes et d’autres plus stylisés, en jouant sur ce côté “beauté dans l’abjection”. On aime se raconter que la famille des orties, qui sont les exclus des exclus, est vêtue avec des costumes Yves Saint Laurent trouvés à la décharge… »
« La dimension la plus profonde de Genet, réellement dérangeante, elle est dans cette apologie du travestissement et du théâtre, note Leila Adham. Dans notre époque où la marge se resserre sur les questions identitaires, il envoie un message d’une folle liberté. » Définitivement irrécupérable, Jean Genet ?« Personne ne peut en faire son drapeau, sauf tous ceux qui n’ont pas oublié l’enfant abandonné qu’il y a en chacun de nous », conclut la jeune Hinda Abdelaoui.
Fabienne Darge (Rennes, envoyée spéciale)