Elfriede Jelinek : «La rage me submerge toujours autant, sans quoi je n’écrirais pas»

Par Christine Lecerf

Le Monde; publié le 15 août 2019 à 06h00 – Mis à jour le 16 août 2019 à 06h25

Entretien Grands écrivains, grands entretiens (5/5). L’auteure, Prix Nobel de littérature 2004, tient le monde à distance depuis 15 ans. Elle publie ses textes tranchants et ironiques sur Internet, et n’accorde plus que de rares interviews – telle celle-ci.

Elfriede Jelinek est l’une des voix les plus puissantes de la litté­rature de langue allemande. Auteure d’une œuvre inclassable par sa virulence politique et son audace langagière, l’écrivaine, qui partage sa vie entre Vienne et ­Munich, est la digne compatriote de Thomas Bernhard (1931-1989), l’autre enfant terrible de l’Autriche.

Depuis son prix Nobel de littérature, en 2004, Elfriede Jelinek s’est retirée de toute vie publique, n’accorde plus aucun entretien et ne publie ses textes que sur son site Internet. Hyperconnectée, elle poursuit un chemin radical et solitaire à l’ère du numérique.

Nous nous sommes rencontrées il y a plus de vingt-cinq ans. Elfriede Jelinek sortait déjà très peu à l’époque, mais il lui arrivait de donner rendez-vous au Korb, l’un des plus vieux cafés du centre de Vienne. Sans doute à cause de ce pessimisme allègre, de cette tournure singulière de la langue et de la ­pensée qu’elle partage si étroitement avec Karl Kraus ou Ludwig Wittgenstein, Elfriede ­Jelinek a toujours été inséparable de cette ville.

Longtemps, nous lui avons rendu visite dans sa maison sur les hauteurs de Vienne, parmi ses livres, ses singes en peluche et tout près du piano [Christine ­Lecerf a signé avec Elfriede Jelinek « L’Entretien », Seuil, 2007]. Les thèmes de nos échanges n’ont jamais varié. Il est toujours question d’innommable et d’impen­sable : le passé nazi autrichien, l’injustice ­sociale, la violence sexuelle, le jeu avec la ­langue, la transe de l’écriture, l’impossibilité d’être une femme artiste.

Aujourd’hui, c’est sur la Toile qu’ont lieu nos rencontres. Par courriel, très simplement. Elfriede Jelinek répond toujours et très rapidement. A 72 ans, elle n’a absolument rien perdu ni de sa rage créatrice ni de son humour dévastateur.

Depuis 2004, vous avez décidé de vivre et d’écrire « à l’écart », pour reprendre le ­titre de votre discours de réception du prix Nobel. Quinze ans après, que ­pensez-vous de cette décision ?

J’ai toujours été à l’écart, sinon je n’en aurais pas fait le thème de mon discours. Cette décision n’était d’ailleurs pas entièrement le fruit de ma volonté. Je souffre d’une anxiété maladive, qui me rend tout contact avec les autres presque impossible.

Il existe un proverbe qui dit : « Quand on veut on peut. » Mais quand on veut et qu’on ne peut pas ? Quand il n’y a pas de chemin, il faut bien se le tailler soi-même. Et à coups de hache s’il le faut, même si, dans mon cas, c’est une hache de mots. C’est peut-être pour ça que je cogne souvent dans mes textes.

Quelle vie menez-vous aujourd’hui ?

Une vie isolée, c’est certain. Quand je suis à Vienne, je vis seule. Ma journée s’organise autour des infos et des petites choses de la vie quotidienne, auxquelles je m’accroche pour ne pas être larguée. Quand je suis à ­Munich, je vis avec mon mari. Mais il est aussi solitaire que moi, sinon plus. C’est tout ce que je peux dire, car il ne se passe pas grand-chose.

« Mes textes, je les cède complètement. Chacun ou chacune peut en faire ce qu’il ou elle veut »

Votre écriture s’est-elle modifiée avec le temps ?

Dans mes premiers textes, il y avait encore une nette distinction entre les romans, les pièces et les essais. Aujourd’hui, tout ce que j’écris s’apparente plus ou moins à du théâtre. Du langage parlé, et pas du langage écrit. Je travaille les sons, la sonorité de la langue. Et c’est à peine si on peut encore trouver de vrais personnages dans ce que j’écris, des sujets qui agissent. C’est un « nous » qui n’arrête pas de parler et de changer. Comme si la langue parlait avec ­elle-même ou parlait ­d’elle-même.

Pour reprendre une phrase de Lacan : « Nous croyons que dans la nature, il faut que tout ait une cause, sous prétexte que nous sommes causés par notre propre bla-bla-bla » [Le savoir du psychanalyste. ­Entretiens de Sainte-Anne. Leçon du 3 février 1972]. Je choisis cette phrase un peu au hasard, mais j’aurais très bien pu choisir une phrase des Bacchantes, d’Euripide. Je la sors de son ­contexte pour l’intégrer à mon propre blabla. Ou bien cette citation n’aura aucune conséquence ou bien il se créera quelque chose de nouveau entre ce que je cite et mon propre blabla. Et le « nous » changera de nouveau en passant d’une phrase à une autre.

A quoi votre œuvre ressemble-t-elle aujourd’hui ?

Peut-être à un mycélium. Un vaste réseau de longs filaments qui donne de temps en temps un champignon. Le champignon, c’est ce qui pousse à la surface, c’est ce qu’on voit. Le réseau souterrain, lui, même s’il peut parfois être gigantesque, reste invisible. C’est tout ce qu’on a vécu, tout ce qu’on a lu. Ce qui est banal comme ce qui est tragique. Le champignon, c’est tout ça en réalité.

De temps en temps, quelque chose germe du blabla et pousse à la surface. On ne sait pas exactement d’où ça sort. Tout le travail du lecteur-spectateur consiste donc à identifier ce qui parle là, examiner ce « nous » qui a poussé, étudier le mycélium où il a germé, analyser tout le blabla, y compris le sien.

Vous ne vous montrez plus jamais ­en ­public, mais vous êtes toujours active politiquement. Votre nom apparaît encore au bas de pétitions, que ce soit pour la défense d’une famille musulmane ou la création d’une république européenne.

Mais, pour signer une pétition, je n’ai pas besoin de quitter mon bureau ! Il est vrai que je m’engage parfois pour des causes politiques, mais ça ne me demande pas un grand sacrifice. On sait rapidement si ça vaut le coup de s’engager ou pas. On a d’ailleurs inventé une expression pour qualifier les gens de mon espèce. On nous appelle les Unter­schriftsteller [« soussignés-écrivains »]. L’inconvénient dans tout ça, c’est qu’on risque d’être réduit aux causes qu’on défend.

C’est un équilibre difficile à trouver. Les gens réagissent comme le chien de Pavlov dès qu’ils voient mon nom : « Encore elle ! Cela ne nous intéresse pas. De toute façon, tout ce qu’elle raconte, on le sait déjà. » On se dévalorise soi-même avec ce qu’on donne aux autres, ne ­ serait-ce qu’une simple signature. Mais il le faut. C’est une obligation pour moi, comme me laver les dents. Lire aussi ce portrait de 2016 : La vie dématé­ria­lisée du Nobel Elfriede Jelinek

Vous considérez-vous toujours comme une artiste engagée ?

Artiste engagée, c’est presque devenu une insulte. Dans leur grande majorité, ceux qui écrivent aujourd’hui revendiquent plutôt le fait d’être politiquement incorrects. Moi aussi, je m’insurge depuis un certain temps contre les dérives de la « political correct­ness ».

Quand on est écrivain, on n’a pas le choix, on ne peut pas faire autrement. C’est un langage trop souvent perverti, qui n’est plus qu’un rituel vide de sens, un apaisement superficiel des rapports sociaux. A bien des égards, il tend à niveler les différences au lieu de les faire éclater au grand jour, tout en se revendiquant de la bien-pensance.

Or on ne dévoile pas le racisme ou le sexisme d’une langue en l’édulcorant, ou en inventant d’autres mots parce que les anciens sont usés. Ces mots soi-disant nouveaux ne sont en réalité que des clichés, qui servent à discipliner les gens.

Tous ceux qui sont opprimés ont beau le souhaiter eux aussi, ce n’est pas en disant que les Afro-Américains, par exemple, sont des citoyens à part entière qu’ils le deviennent dans les faits. C’est une façon d’édulcorer ou d’euphémiser les rapports sociaux. Que fait-on alors des Nègres, de ­Genet [1958] ? Ou du Combat de nègre et de chiens, de Koltès [Minuit, 1979] ?

Ce n’est pas non plus en ­féminisant la langue que l’on parviendra à l’égalité entre les sexes. Même si c’est très important et que je suis pour, ce n’est qu’une première étape. Il ne faut pas s’arrêter là. Il faut sans cesse faire éclater la plaie pour en faire sortir le pus.

« Sur la voie royale » (2018 ; L’Arche, 2019) a été consacrée pièce de l’année en 2018. Pourquoi avoir fait de Donald Trump le roi de ­votre tragédie ? Vous attendiez-vous à un tel succès ?

Non, je ne m’y attendais pas du tout. Il n’y a plus rien à dire sur cet homme, tout a été dit. Et, pourtant, il risque d’être réélu. Ce qui m’intéresse dans la parole publique au théâtre, c’est sa capacité à faire chuter la grandeur, à empêcher qu’elle reste bétonnée là-haut pour l’éternité, et à élever ce qui est petit. Comme le dit Brecht : « Le grand ne reste pas grand et le petit ne reste pas petit. » [Schweyk dans la Deuxième Guerre mondiale, 1943 ; L’Arche, 2005].

Ce qui m’a donc intéressée, c’est d’élever la figure pitoyable de Trump, qui est en même temps l’homme le plus puissant du capitalisme le plus développé, à la grandeur mythique d’un Œdipe roi, et de le faire dégringoler, avec sa soi-disant grandeur qu’il doit simplement au fait d’avoir été élu, dans les bas-fonds où il ­devrait se trouver.

On se souvient de l’adaptation de votre roman « La Pianiste » (1983 ; Jacqueline Chambon, 1988) par Michael Haneke, en 2001. « Enfants des morts » (1995 ; Seuil, 2007) vient quant à lui d’être adapté en super-8 par deux artistes new-yorkais, Kelly Copper et Pavol Liska. Quelle importance accordez-vous à ces visions nouvelles de votre œuvre ?

Le travail qu’a réalisé le Nature Theatre of Oklahoma à partir des Enfants des morts n’est pas à proprement parler une adaptation cinématographique. Il s’inscrit davantage dans un projet de théâtre interventionniste, auquel ont été associés les gens de la région où le film a été tourné. La région de mon enfance.

Je n’ai pas été impliquée dans ce projet, ni dans aucun autre d’ailleurs. Mes textes, je les cède complètement. Chacun ou chacune peut en faire ce qu’il ou elle veut. Je sais ce que j’ai écrit, et je n’ai besoin de personne pour me l’expliquer. Mais je trouve toujours intéressant de voir ce que d’autres peuvent en tirer.

« Qu’est-ce que l’art pourrait bien faire pour l’humanité ? L’art ne peut rien »

Est-ce que cela fait de vous une artiste plutôt qu’une écrivaine ?

Non, je ne me vois pas comme une artiste. Je suis quelqu’un qui produit des textes. Je les expédie, d’autres les travaillent à leur tour, jusqu’au produit final. Au théâtre, le texte n’est qu’une composante parmi d’autres.

Mais je n’autorise aucune mise en scène de mes romans. Je les garde pour moi. Même s’il est vrai que plusieurs d’entre eux ont été adaptés au cinéma, comme Les Exclus [1981 ; Jacqueline Chambon, 1989], par Franz Novotny, en 1982 ou La Pianiste. Le ­cinéma m’intéresse d’ailleurs bien plus que le théâtre, mais je ne sais pas filmer.

Regardez-vous les séries télévisées ? Sont-elles en passe de remplacer les romans ?

Les séries ne remplaceront jamais la lecture. C’est un processus complètement différent. Mais j’adore en regarder, parce que ça me détend de passer du royaume des signes à celui des images. Cela me rappelle peut-être les vieux romans-feuilletons de mon enfance. Ce suspense du cliffhanger qui vous oblige à regarder l’épisode suivant.

C’est drôle, j’ai regardé une série française, Les­ Revenants [de Fabrice Gobert, 2012-2015], qui a beaucoup de choses en commun avec mon roman Enfants des morts. Elle commence exactement de la même façon, par un ­accident de bus. Je serais curieuse de savoir s’il y aura une troisième saison.

Avant, on ­emportait toujours de la lecture dans le métro. Il me semble que c’est de plus en plus rare aujourd’hui. Les jeunes ont les yeux rivés sur l’écran de leur smartphone. D’un autre côté, avec toutes ces applis, on peut aussi dire qu’il y a un retour à l’écrit, mais sous une forme extrêmement dégradée. C’est une culture écrite très simplifiée, très appauvrie.

Pour en revenir aux séries, je tiens à dire que je considère Les Soprano [de David Chase, 1999-2007] comme un chef-d’œuvre absolu, comparable en tout point à la littérature.

Votre tout dernier texte, « Schnee Weiss » (« Blanc comme neige », 2018, non traduit) semble s’en prendre, une ­nouvelle fois, au mythe de la nature…

Schnee Weiss n’est pas une pièce sur la nature. Ou alors sur la nature humaine et le mal. Elle traite des abus sexuels et de l’exploitation des femmes (et des hommes) dans le monde du ski. Cette prétendue innocence du sport, qui m’a toujours rendue dingue (cf. ma pièce Ein Sportstück [« Pièce de sport », 1998, traduite, lue en public mais non publiée]), a été récemment remise en cause par des témoignages de skieuses. Malheureusement, l’affaire a été rapidement étouffée.

Des faits plus anciens étaient en même temps remontés à la surface, comme l’agression d’une prostituée polonaise dans les années 1970 par le grand champion [autrichien] Toni Sailer [1935-2009]. Cette seconde affaire a elle aussi été vite étouffée.

A l’époque, les plus hautes instances gouvernementales avaient d’ailleurs tout fait pour l’enterrer. Il faut dire que notre Toni était un grand héros de l’après-guerre. Il régnait en maître sur le ski autrichien, comme skieur, puis comme dirigeant. Sa victoire aux Jeux olympiques a été le premier événement que j’aie regardé à la télévision ! A l’époque, on pouvait se permettre ce genre de choses. Par suffisance. Par abus de pouvoir. Toni a fait ce qu’il a fait parce qu’il le considérait comme un dû. Il pensait que c’était son droit d’utiliser les femmes comme du papier toilette. Le chancelier Bruno Kreisky [1911-1990] était lui-même intervenu pour faire sortir Toni de sa prison polonaise.

Après une courte période d’effervescence, les choses se sont tassées. Aucune victime n’en a plus parlé. Quand l’affaire est ressortie, j’ai voulu utiliser les moyens du théâtre pour exposer ces abus de pouvoir et la mythologie du ski qui les accompagne chez nous, en Autriche. Malheureusement, ça n’a pas marché, car l’affaire a disparu. Les médias n’en ont plus parlé. Parfois, le croisement entre réalité et théâtre fonctionne. Parfois, il ne fonctionne pas comme dans le cas de cette pièce. Sans cette interaction, mon théâtre ne marche pas. Lire aussi Claro sur « Ombre (Eurydice parle) », d’Elfriede Jelinek  : Le feuilleton. Femme douleur fantôme

Dans votre dernier essai, « Jede Stimme stimmt » (« Chaque voix est juste », 2019, non traduit), vous écrivez : « L’humanité est aujourd’hui face à un dilemme : ou bien renoncer ou bien tout recommencer, comme une nouvelle humanité »…

Cette citation, comme à peu près tout ce que j’écris, doit bien évidemment être prise au second degré. C’est de l’ironie, voire du sarcasme. J’ai poussé l’ironie jusqu’au sarcasme.

Qu’est-ce que l’art pourrait bien faire pour l’humanité ? L’art ne peut rien. Et exiger cela de l’art est complètement ridicule. Cette citation est là pour le montrer. L’humanité n’a absolument pas le choix de renoncer ou de recommencer. Si elle l’avait, mon ironie tomberait à plat.

Nous sommes risibles, sans même avoir besoin de penser à la mort, comme l’a écrit Thomas Bernhard. Nous sommes fondamentalement, historiquement risibles, même quand nous nous interrogeons sur le sort de l’humanité (ce qui peut être intéressant sur le plan intellectuel, pas plus). Sur ce point, je suis totalement fataliste. Comme si l’humanité était capable d’écouter, ne serait-ce qu’une seule fois. Elle n’est même pas fichue de taxer le kérosène des avions ! Que dire de plus ?

Ecrivez-vous toujours avec la même rage ?

Oui, cette rage me submerge toujours autant, sans quoi je n’écrirais pas. On a besoin d’un moteur pour faire une chose aussi absurde, sinon on ne resterait pas là à scruter un écran en attendant quelque chose en retour.

Mais je remarque que, avec l’âge, on commence à fatiguer. Je me dis que je vais bientôt arrêter. Mais on ne sait jamais. Quand ça vous prend, vous ne pouvez pas lutter. Ecrire n’est pas une chose que je décide. C’est comme vomir, je ne peux pas m’en empêcher.

Tant de choses déclenchent ma colère qu’il m’est impossible de toutes les nommer. Le plus souvent, c’est l’abus de pouvoir drapé du manteau de l’innocence. Là, je prends la mouche. Je mords à l’appât, alors qu’il y aurait des choses bien plus appétissantes à avaler, et ça me reste coincé en travers de la gorge.

Est-ce que l’Autriche est toujours un sujet pour vous ?

Jusqu’à la fin de ma vie, l’Autriche restera une question centrale. Même s’il faut avouer qu’elle est actuellement entre de bien meilleures mains chez les artistes de cabaret. Regardez par exemple les vidéos de notre vice-chancelier à Ibiza, impossible de rivaliser avec ça [en mai 2019, une vidéo accablante contraint Heinz-Christian Strache, vice-chancelier FPÖ (extrême droite), à la démission]. Et pourtant je le fais, c’est moi tout craché. Ouverte ou fermée, il faut toujours que j’enfonce la porte.

« Le désir d’immortalité est une affaire d’homme. Et l’immortalité, moi, je n’en veux pas »

Vous avez comparé à plusieurs reprises l’artiste que vous êtes à une femme de ménage. Dans « Schnee Weiss », vous ­écrivez : « S’il faut être une femme, autant être un Kleenex dans une jolie boîte que j’aurais moi-même ­confectionnée. »

C’est encore une de ces phrases ironiques qu’il faut prendre au second degré. Chez nous, faire le ménage est réservé aux femmes, et souvent aux femmes déclassées des pays pauvres que l’on peut exploiter, les ­femmes comme les pays.

Quant au mouchoir jetable, pour moi, c’est le parfait symbole de la femme. La femme est un Kleenex. Le seul droit qu’on lui concède, c’est d’être dans une jolie boîte. Mais cela ne lui sert à rien. On l’arrache quand même et on l’utilise. On s’essuie avec.

La condition des femmes n’a-t-elle pas du tout changé ?

Je ne vois pas d’amélioration. Il est vrai qu’avec le mouvement #metoo un signal fort a été donné. Il s’est vraiment passé quelque chose. Je ne pense pas que l’on pourra faire marche arrière. Pour une fois, je suis optimiste. Mais le mépris envers la femme et son œuvre ne changera jamais. On lui jettera peut-être de temps en temps des miettes de biscuit pour chien, pour qu’elle ait quelque chose à mâcher et se tienne tranquille. Mais c’est tout.

Quel avenir espérez-vous pour vous-même et pour votre œuvre ?

Le désir d’immortalité est une affaire d’homme. Et l’immortalité, moi, je n’en veux pas. Je vais tout jeter, même mes dossiers. Le reste, ce sera pour la broyeuse. Elle pourra s’en donner à cœur joie et faire au moins quelque chose d’utile.

Puisque la femme ne peut pas s’inscrire dans cette société (très peu y parviennent et seulement après leur mort), que son écriture fasse de même, qu’elle disparaisse. Et je voudrais bien savoir (mais je ne le saurai jamais) à qui cela pourra un jour manquer. Repères

1946 Elfriede Jelinek naît à Mürzzuschlag (Autriche), d’un père juif et d’une mère catholique. Elle suit des études de musique au conservatoire de Vienne, puis étudie le théâtre et l’histoire de l’art.

1970 Elle publie son premier roman, Wir sind lockvögel baby ! (« Nous sommes des appeaux baby ! », non traduit).

1974 Elle adhère au KPÖ, le parti communiste autrichien, qu’elle quittera en 1991. Elle entame une critique virulente de l’amnésie de son pays et devient la « Nestbeschmutzerin », celle qui « souille le nid ».

1977 Elle publie sa première pièce de théâtre, Ce qui arriva quand Nora quitta son mari.

1983 La Pianiste (Jacqueline Chambon, 1989). Ce roman, très autobiographique, est adapté au cinéma en 2001 par Michael Haneke, avec Isabelle Huppert et Benoît Magimel.

1989 Lust (Jacqueline Chambon, 1991) est l’un des premiers romans pornographiques écrit du point de vue féminin.

1995 Enfants des morts (Seuil, 2007), qu’elle considère comme son « opus magnum ».

1999 Elle crée son site Internet, Elfriedejelinek.com.

2000 Avidité (Seuil, 2003).

2004 Elle obtient le prix Nobel de littérature, mais ne rend pas à Stockholm. Son discours de remerciement, intitulé A l’écart, est diffusé sur écran. Depuis cette date, ses textes sont uniquement publiés sur son site, comme par exemple :

2011 Winterreise (Seuil, 2012).

2013 Ombre (Eurydice parle) (L’Arche, 2018).

2018 Sur la voix royale (L’Arche, 2019). « Grands écrivains, grands entretiens », une série en cinq épisodes