Les spectateurs s’installent sur les rangées de chaises placées autour d’un plateau épuré, presque aseptisé, avec pour seuls éléments de décor des blocs de glace en polystyrène. C’est dans cet univers semblant inhospitalier que la pièce Nageuse de l’extrême, écrite, mise en scène et incarnée par Elise Vigier débute. S’inspirant des récits de la jeune nageuse Marion Joffle, l’artiste mêle sa propre trajectoire à celle de la jeune femme incarnée par la comédienne Léna Bokobza. A travers ces deux récits de femmes fondamentalement différents, l’œuvre interroge de manière douce et poétique le rapport à la douleur et au corps que l’on ne contrôle plus et pour lequel on se bat.
La pièce s’ouvre sur une jeune femme en simple maillot de bain, qui nous conte dans un équilibre entre langage évocateur et incarnation la formidable traversée de la Manche qu’elle a accompli à la nage. La notion de traversée est majeure dans l’œuvre, elle transparaît dans ce double-portrait de femmes. Ainsi, le choix d’un dispositif trifrontal, outre le fait de créer une grande proximité entre les spectateurs et les deux comédiennes, permet de livrer un espace scénique en longueur, un véritable couloir. Nous comprenons ainsi la portée symbolique d’un tel choix, le plateau est transformé en espace de lutte, où le personnage de la nageuse épuise son corps pour atteindre son objectif, pour se sentir vivante. En parallèle à la traversée très concrète de cette jeune femme, nous suivons une femme plus âgée, Elise Vigier, qui nous plonge dans un espace et une temporalité différente et nous rend témoins de sa lutte contre le cancer du sein, le « crabe » qui la dévore de l’intérieur.
Ainsi, ces deux portraits de femmes, pendant toute la première partie du spectacle, s’entrecroisent dans les thèmes abordés et l’adresse au public mais ne sont pas en interaction. D’un côté, la comédienne interprétant Manon investit le plateau dans un jeu très corporel, enjoué, et nous livre ses récits de nage en eau froide en les vivant pleinement devant nous, accompagnée d’une lumière froide. De l’autre, lorsque Elise Vigier prend la parole, sous une lumière beaucoup plus chaude dans les teintes jaunes, elle investit particulièrement les rangées de spectateurs, nous propulse dans une salle d’attente où nous devenons tous des « patients impatients ». Hormis quelques répliques échangées, c’est ensuite par le corps que les deux femmes unissent leurs traversées, dans une scène particulièrement douce et forte, où ces deux corps éprouvés mais résilients se trouvent, jouent sur l’équilibre et le déséquilibre dans une séquence presque dansée, « nagent » ensemble. La place du corps, de l’organique est prépondérante dans les partis pris globaux d’Elise Vigier, nous le voyons dans le langage poétique de la comédienne lorsqu’elle évoque la métamorphose qu’opère le cancer sur son corps, ainsi que dans la performance de Léna Bokobza, qui dès le début de la pièce s’enduit le corps de graisse et l’éclabousse d’eau pour traduire sa plongée dans la mer.
La pièce, dans une démarche poétique qui tend à faire transparaître une certaine sororité entre ces deux femmes éprouvées, parvient à interroger cette souffrance commune et à toucher le spectateur sans tomber dans un quelconque pathos. Bien que l’on puisse s’interroger sur la portée théâtrale d’une telle proposition, où il n’y a pas à proprement parler d’évènement, de drame mais plutôt un récit incarné et raconté, et que certaines longueurs peuvent se ressentir dans ces récits qui ne se croisent que tardivement, le projet d’Elise Vigier a su trouver une forme de justesse.
Sohane L.-H.