C’est au théâtre d’Hérouville Saint-Clair, à la Comédie de Caen, que s’est déroulé ce
mercredi 6 octobre 2021, à 20h, Moby Dick, mis en scène par Yngvild Aspeli. Inspiré et tiré
du roman d’Hermann Melville, ce spectacle de marionnettes nous plonge au coeur d’une lutte
entre l’Homme et la nature, un robuste équipage et l’immuable océan, un capitaine obstiné et
une mythique baleine blanche. A travers cette intrigante et obsessionnelle chasse à la baleine,
c’est tout une traversée des mystères de la vie qui se met en place.
Une véritable conquête de soi pour Ismaël, un jeune homme un peu perdu et
terriblement attiré par la mer, qui embarque avec la capitaine Achab pour découvrir le but de
son existence ; mais aussi une transformation pour ce capitaine qui va lentement subir une
descente aux enfers, en proie à une folie dévastatrice. Le public évolue donc au sein d’une
atmosphère partagée entre la fascination de l’océan et l’obsession de cette baleine
mystérieuse : une vision à la fois fantastique et obsédante qui fait osciller le spectateur
tout au long de la représentation. Tout ceci est rendu possible grâce au jeu très subtil des
lumières et la variation entre faces, contres et latéraux, qui diversifie les atmosphères et
participe au rythme de la pièce. De plus, le jeu incroyablement sophistiqué entre la fumée et
les éclairages, au début du spectacle, entraîne tout de suite le spectateur au coeur de l’océan
en lui donnant l’illusion de se retrouver sous la surface de la mer ; illusion renforcée par les
projections vidéos sur tout l’encadrement de la scène, qui renvoient aux remous des vagues et
des eaux.
L’ambiance musicale encadre et complète elle aussi le spectacle : tous les sons, chansons
et accompagnements sont joués en direct par trois musiciens-chanteurs, qui utilisent leurs
voix (chant de la baleine ou chant mortuaire ?) et tous leurs instruments (contrebasse,
guitares, caisse-claire…) pour transporter le public dans cet univers à part. Ils sont parfois
accompagnés par le choeur des marins, qui entonnent des fredonnements déconcertants, voire
effrayants, semblables à des chants mortuaires, qui peuvent inquiéter le public. C’est donc
une véritable expérience sensorielle qui est proposée au spectateur car tous ses sens sont
mobilisés, les uns après les autres et parfois même tous ensemble lorsque le rythme
s’accélère. Celui-ci alterne entre instants plutôt calmes, avec la narration d’Ismaël (située en
avant-scène sur le plateau) ou le repos et les réflexions de l’équipage (en fond de scène, sous
une estrade symbolisant le ponton du navire), à des moments plus intenses et marqués, comme
les batailles contre la baleine (en milieu de scène) ou encore la tempête (qui occupe alors tout
l’ensemble du plateau), ce qui permet au spectateur de bien suivre l’action et d’y prendre
pleinement part.
Mais toute la difficulté de cette représentation réside dans le fait de porter à la scène
cet ouvrage emblématique et de le transcrire en langage scénique pour une cinquantaine de
marionnettes à taille humaine (voire parfois plus grande). Animées, sur la scène, par sept
marionnettistes et accompagnées par les trois chanteurs-musiciens à cour et à jardin, ces
effigies grandeur nature nous plongent au coeur de l’aventure maritime et humaine de ces
matelots et nous fait voyager dans un univers fantastique et presque onirique. Les instants de
narration d’Ismaël, qui conte son histoire avec un regard extérieur qui accompagne le
spectateur, s’alternent ou se superposent avec la création d’images visuelles et envoûtantes :
les marionnettes donnent vie à une multitude de tableaux vivants qui captivent le spectateur
par leur beauté et leur illusion saisissantes. Ainsi, il peut assister à la réflexion du capitaine,
une marionnette gigantesque penchée sur une table de bureau en milieu de plateau, cédant à
des instants de folie qui vont le faire délirer, puis à une bataille navale contre la fameuse
baleine, marionnettes de taille moyenne voire même petites pour les barques, en passant par
les cales du navire où se repose et discute l’équipage, effigies à taille humaine qui évoluent en
fond de scène.
Mais ce qui renforce le caractère saisissant du spectacle, c’est surtout le double-jeu des
acteurs-marionnettistes, qui animent la marionnette tout en jouant avec elle, comme avec un
véritable partenaire : bien que reconnaissables à leur costumes entièrement noirs et à leur
masque de mort, nombreux sont les moments de confusion où le spectateur ne sait plus faire
la différence entre le marionnettiste qui contrôle sa marionnette et l’acteur qui s’anime en
réponse au jeu de son effigie. Les personnages sont aliénés, déshumanisés, chosifiés à travers l’utilisation des
marionnettes, mais aussi des masques, et cela peut inquiéter le public, le déranger, tout en
l’interloquant. Ainsi, dans une « danse » du capitaine avec sa mort, il est difficile pour le
spectateur de différencier l’acteur de la marionnette et de savoir précisément lequel des
deux soutient l’autre : la beauté de ce tableau fascine son regard tout en l’angoissant, car les
effigies sont en permanence entourées et enveloppées de la mort, omniprésente.
Cependant, la présence de l’acteur-marionnettiste n’est pas toujours visible et certains
tableaux, notamment ceux des batailles navales ou d’apparitions de la baleine, dissimulent son
action en le plongeant dans l’ombre. Cela permet d’insérer le spectateur au coeur de l’action,
comme un acteur à part entière, mais aussi de lui offrir différents point de vue sur l’action :
ainsi, durant les chasses contre la baleine et les tentatives de l’équipage pour l’attraper, la
scène est d’abord visible de côté, puis, par une rapide torsion des marionnettes, le spectateur
se retrouve en train de surplomber l’action, comme s’il volait au-dessus, tel un oiseau dans le
ciel. Cette transition incroyablement fluide et naturelle instaure une certaine magie chez le
spectateur, qui se retrouve à la fois dans et hors de l’action, lui permettant d’avoir une vision
d’ensemble tout en pouvant participer à chaque détail.
C’est donc un spectacle où le public se laisse bercer au rythme de l’histoire et de la
beauté de ses tableaux, tout comme les personnages se laissent aller au rythme des vagues :
un spectacle qui le transporte et le fait voyager dans le temps et l’espace de l’oeuvre de
Hermann Melville, tout en le déroutant et le subjuguant avec la présence de ses marionnettes,
qui brise et remet en question l’illusion du jeu. Une transcription scénique fantastique qui nous
permet donc de voyager hors du temps aux côtés de cette mythique baleine.
Laurane