Le Portrait angoissant du monde et de son contraire

Le Monde et son contraire est un spectacle s’inscrivant dans la lignée des Portraits de la Comédie de Caen, ici celui de Franz Kafka. Le Théâtre des Cordes accueillait ce jeudi 23 septembre cette performance, mise en scène par Élise Vigier d’après un texte de Leslie Kaplan. À travers cette courte pièce, un portrait de Kafka nous est dressé en même temps que celui du comédien Marc Bertin. Cette mise en scène met en rapport le monde décrit par Kafka avec notre monde contemporain, mettant en perspective les vices d’une société opprimée, c’est-à-dire le « monde », avec son « contraire », les moyens qui nous sont offerts pour nous en extraire. Ce texte permet de nous identifier à ce qui est dit à la fois à l’aide des questions posées mais également par l’ouverture des phrases que l’on peut entendre et qui trouvent une résonance en nous. Le texte est au service de la pensée de Kafka, et la forme représentée traduit cette pensée. C’est dans une mise en scène troublante de par le dédoublement des corps et l’utilisation détournée des objets employés que cela nous est conté : avec deux corps et presque une seule voix, à travers la vie de Kafka, son œuvre, et les expériences de Marc Bertin, nous nous interrogeons sur une perception différente du monde.

Deux corps : celui de Marc Bertin, comédien, et celui de Jim Couturier, danseur. Les deux corps s’accompagnent, s’entremêlent, se complètent pour donner vie à la parole : ce n’est pas un monologue mais une danse entreprise à deux, où les corps illustrent la parole et où la parole s’anime avec le corps. La « vermine » sentie par le comédien prend vie par le corps du danseur, entravant celui de Marc Bertin. Le danseur, tout de noir vêtu incarne ainsi alternativement l’ombre du comédien, son enfance, la jeunesse en général, mais aussi le corps de Gregor (héros de La Métamorphose), et celui de Kafka. C’est ainsi une hybridation de la relation entre les deux interprètes. Le mouvement du danseur est le vecteur de l’émotion. Parce qu’il a différents rôles et que le changement de l’un à l’autre n’est pas manifeste instantanément, s’opère en nous une confusion qui nous mène à la déroute et donc à un sentiment angoissant.

L’univers kafkaïen, traduisant le monde angoissant dans lequel évolue l’homme moderne se caractérise ici par une scénographie oppressante. Les objets utilisés sont détournés ou n’ont pas du moins la place qu’ils devraient logiquement avoir. Par exemple, la table présente sur le plateau est à la fois une table d’écriture, de travail, mais elle sert aussi beaucoup de refuge pour le danseur. De fait, le détournement de l’utilisation de la table nous déstabilise car les symboles que nous connaissons n’ont plus la même signification. L’omniprésence de la musique contribue à cette ambiance angoissante de par sa répétition et son rythme constant, nous donnant l’impression d’un chemin sans issue. Le sol blanc et les murs noirs, le minimalisme des objets utilisés sont démonstratifs d’un monde auquel il est difficile de s’accrocher, duquel nous pouvons être exclus, comme cela a pu être le cas dans l’histoire de Gregor. L’instabilité de cette vie se voit par le danseur : toujours en mouvement, il met son corps en déséquilibre de la même façon que le monde nous fait perdre nos repères. C’est la bureaucratie qui, aujourd’hui, est à l’origine de cela : dix-huit chapeaux alignés et le petit bureau nous le rappellent. Cette puissance contrôle le comédien : elle l’influence, le fait changer d’avis, lui fait perdre sa singularité. En effet, sa diction est à certains moments artificielle, comme s’il était soumis à une volonté extérieure, qui contrôlerait sa parole.

Puisqu’il s’agit d’un portrait sur Kafka, plusieurs éléments y font référence : des extraits de ses œuvres sont insérés dans le texte mais d’autres indices de la présence de Kafka sont disséminés : une dizaine de ses livres est par terre, de La Métamorphose à la Lettre au père, la fresque murale s’affichant au cours de la pièce représente des dessins de Kafka, et d’autres de ses dessins sont sur le bureau, comme une pile de dossiers à traiter. Ainsi, l’omniprésence de l’auteur renforce l’impression d’un monde enfermé, mais où plusieurs époques se côtoient sans parvenir à s’extraire les unes des autres.

Mais cet univers n’est pas totalement cauchemardesque : c’est une étape, le chemin vers la lumière, vers l’extérieur, là où nous sommes libérés de l’enfermement : c’est l’apparition d’un monde extérieur plus vaste, symbolisé dans cette mise en scène par l’ouverture d’un store, dévoilant ainsi par la fenêtre la rue et ses passants. Les interprètes entament un combat de boxe, symbolisant leur lutte pour sortir de ce monde. Kafka dit qu’ « écrire, c’est sauter hors de la rangée des assassins. » Et cette phrase, généralisée à la vie entière par Marc Bertin est la clé de notre libération : c’est avec nos actions que nous décidons de changer, d’évoluer. Les moments de camaraderie et de cohésion dans ce duo permettent également de montrer que ce cheminement peut se faire sans souffrance excessive, que tout n’est pas mauvais dans ce monde.

Le Monde et son contraire est donc un spectacle politique et critique, représentant pour le spectateur le moyen de penser sa place dans un monde angoissant, dans une situation à priori sans issue, de comprendre qui il est et de savoir comment changer par soi-même et pour soi.

Maëlle.