Gloucester Time – comment mettre en scène des questions politiques?

Le 15 septembre 2021 s’est tenue dans le théâtre nouvellement rénové des Cordes une représentation du spectacle Gloucester Time : matériau Shakespeare Richard III mis en scène par Marcial Di Fonzo Bo et Frédérique Loliée. Il s’agit d’une reprise de la mise en scène de 1995 de Matthias Langhoff au festival d’Avignon. Durant ce spectacle, le spectateur est invité, au travers de l’histoire de Richard III, de la scénographie, du jeu des acteurs et des références culturelles et historiques, à se questionner sur différents sujets politiques et historiques tels que l’impérialisme américain, la violence politique ou encore la peine de mort, ainsi que sur la place qu’occupe les différentes formes du mal dans nos sociétés contemporaines. Le spectateur est complètement happé par le rythme effréné du spectacle, il ne se laisse pas simplement porté par l’histoire il est investi par les acteurs et par les questions que le spectacle soulève. La mise en scène ne cherche pourtant pas un sentiment d’empathie de la part de son public pour les personnages, elle cherche plutôt à stimuler sa réflexion.

Pour réussir à susciter une réflexion chez le spectateur Gloucester Time utilise des codes et langages scéniques variés qui permettent d’évoquer le rapport de l’homme au mal et d’autres sujets politiques ou moraux. Le type de jeu dans le spectacle s’inscrit dans l’héritage des théories du jeu brechtiennes. Ainsi une forme du mode de jeu épique et une esthétique similaire sont adoptées par les acteurs et la mise en scène. Par exemple, les discours de Richmond et de Richard à la fin de la pièce sont proférés face au public en claire référence aux discours politiques, de plus à plusieurs reprises tout au long de la pièce le espionnage de Richard se tourne vers le public et cherche sa connivence. Les acteurs s’adressent régulièrement face public, jouent plusieurs rôles, le texte de la pièces est juxtaposé avec la narration d’événements historiques (comme l’opération tempête du désert) ou des images de ces événements (références au stalinisme dans les costumes). Le spectateur est ainsi impliqué directement dans la réflexion sur les questions posées par le spectacle, l’acteur ne cherche pas à incarner un personnage mais plutôt à créer une communication, une relation particulière avec son public pour l’inviter à réfléchir.

Le rapport qui est créé avec le spectateur est particulier. La saturation des sens de celui-ci le garde en alerte pendant l’intégralité du spectacle, impossible de s’endormir, le plateau et les corps sont actifs en permanence. De plus les acteurs ne laissent pas le temps au spectateurs de se reposer. Les répliques fusent les unes après les autres, il n’y a presque aucun moment de silence même les enchaînements entre les différents tableaux de la pièce. Les séquences s’enchaînent sans pause : le texte d’une scène s’achève celui de la suivante le suit sans interruption et si ce n’est pas le cas le silence et l’inaction ne sont pourtant pas présents, le plateau se métamorphose et des événements sonores (tambours martiaux).

Le plateau s’apparente à une véritable machine à jouer, le corps des acteurs doit sans arrêt être en mouvement, s’adapter aux changements du plateau, occuper l’espace. Ils sont soumis à un espace en mouvement et multidimensionnels. Cette tension sert à la fois la réflexion sur le mal et la relation qui se crée avec le spectateur. Le plateau écrase les corps, les métamorphose comme le mal change un être humain. Les personnages ne sont pas tous impactés par ces changements (certains s’y adaptent, d’autres sont complètement écrasés par ce plateau) de cette façon une une hiérarchisation du mal se dégage. Grâce à ce plateau le spectateur doit se placer dans une position attentive et est aussi tendu que les acteurs. Le plateau est complètement déséquilibré et par conséquent les acteurs le sont également, le spectateur doit s’adapter au déséquilibre visuel qui peut le perturber au début. Finalement, le mélange des matières (rails en fer, plateau en bois, rideau) permet de créer une ambiance sonore unique : un mélange des bruits de la guerre et du feutré de la politique. Le spectacle est une véritable cacophonie visuelle et auditive qui pousse le public à rester en éveil.

Le rythme de jeu des acteurs ne laisse jamais au spectateur le temps de se reposer. Les répliques se chevauchent presque sans la moindre respiration. Le spectateur n’a pas le temps de se reposer, il est constamment attaqué par les paroles et par les pistes de réflexion que propose la pièce.La saturation de l’espace est également un élément de la scénographie qui permet de maintenir le spectateur en éveil. Il y a toujours quelques chose à regarder sur le plateau de Gloucester Time. Les espaces sont sans cesse réinvestis d’une nouvelle manière, les objets symboliques se multiplient et polluent le plateau, les différentes matières utilisées permettent de créer des effets de lumières et de scénographies intéressants qui suscitent l’attention du spectateur. Ainsi, la superposition des époques (uniformes des officiers soviétiques à l’époque des purges stalinienne, portables des années 90/2000) permet à la fois de rendre les questionnements plus clairs et plus actuels. Les ambiances lumineuse : lumière braquée sur Richard comme dans un interrogatoire de police, ambiance plus sombre pendant les scènes d’exécution, accompagnent les questionnements que soulève la pièce. Le jeu choral des acteurs oblige également le public à rester attentif à ce qui se passe sur le plateau. De plus la superposition du texte de Shakespeare avec des textes plus modernes ou des textes en langues étrangères permet de créer plusieurs niveaux d’interprétation ce qui permet de garder le spectateur dans un état de réflexion constant.

Le spectateur est ainsi complètement impliqué dans la réflexion politique que propose la pièce. Cependant cette dimension politique présente dans la pièce est légèrement atténuée par les références que la mise en scène utilise. En effet, les références de la mise en scène de 1995 comme le culbuto ont été conservées. Si certaines semblent toujours parfaitement pertinentes aujourd’hui comme la réflexion sur les régimes totalitaires, d’autres sont plus datées, très inscrites dans le contexte de la première création de la pièce et ne trouvent pas la même résonance aujourd’hui. Ainsi, les références marquées temporellement comme l’adultère du prince Philippe ou l’opération Tempête du Désert ne marqueront pas forcément l’esprit d’un public plus jeune qui n’a pas vécu ces événements et ne l’aideront pas à s’engager dans un processus de réflexion sur les sujets abordés par la pièce.

Ce spectacle par son travail de références, sa capacité à tenir un rythme particulièrement soutenu et son héritage brechtien permettent d’encrer le spectateur dans un univers de réflexion dans lequel il est actif et le maintiennent dans un état d’éveil intellectuel malgré quelques références datées.

Ilona