LA JOIE AU THEATRE

    La joie suppose le contentement, la jouissance, une forme aiguë de plaisir ressenti devant quelque chose qui existe (sinon c’est une rêverie, un désir), qui est stable (sinon on est inquiet) et le plus souvent à portée de perception: on peut se réjouir pour quelque chose qui a lieu ailleurs, pour quelqu’un qui n’est pas là, mais la joie éclate dans la présence et la contemplation de ce qui nous contente. Émotion forte, la joie est un débordement puisqu’on se réjouit autant pour soi que pour autrui ou d’autre chose et qu’elle se partage aisément: liesse, joie populaire. Que faut-il pour se réjouir et pas simplement pour éprouver du plaisir? Ce qui nous fait plaisir nous satisfait personnellement, tandis que la joie suppose un jugement axiologique précis: c’est le contentement devant ce qui est (ou est considéré généralement) comme beau (esthétique) et bon (au sens éthique). C’est l’émotion par excellence des fins heureuses, celles qui respectent la morale, la justice, et qui constituent un achèvement, un accomplissement: la joie est ce qui ne prévoit pas de finir! C’est aussi l’émotion esthétique par essence: le plaisir du beau (une belle mise en scène, une belle scénographie, une belle interprétation), c’est la joie.

    Intrascénique (éprouvée par les personnages et donc objet de représentation), elle est alors paradoxalement destinée à être partagée au-delà de la scène, notamment au dénouement, par les autres personnages et par les spectateurs (elle s’étend alors à l’extrascénique): pensons aux comédies qui se terminent en chansons (vaudevilles, Beaumarchais…). Mais si l’émotion positive intrascénique n’est pas partagée par les spectateurs, ce n’est plus de la joie, mais le plaisir de tel ou tel que nous ne jugeons ni beau, ni bon: pensons à la joie d’Egisthe devant le cadavre qu’il pense être celui d’Oreste chez Sophocle. Exemple: dans Electre, la scène des retrouvailles, de la reconnaissance représente une joie, joie d’abord incrédule puis chantée d’ailleurs au point de mettre en péril la fable (Oreste ne peut résister et il faut le pédagogue pour rappeler la vengeance à mener)! Joie partagée par le spectateur car elle rétablit l’ordre (frère et soeur se retrouvent), répare l’injustice (la filiation est préservée, le sang d’Agamemnon est sauf) et apaise des souffrances répétées inlassablement jusque là. Elle est aussi extrascénique car  nous goûtons, nous qui savons, le passage de l’ignorance à la connaissance chez Electre, le comblement d’un suspense heureux (quand Electre saura-t-elle la survie d’Oreste?) noué au prologue. Les joies longues sont rares mais pas inexistantes: tout le dernier acte du Songe d’une nuit d’été est joyeux: plus aucun péril n’est possible, il ne reste que la représentation délicieusement boiteuse et comique d’une tragédie par des artisans peu doués en théâtre; ils sont moins ridicules que touchants et la mise en abyme procure potentiellement ici le sentiment d’un débordement, d’un partage: les spectateurs fictifs et nous partageons la même bonne humeur.

Extrascénique, la joie se distingue donc du plaisir individuel: face à celui-ci nous pouvons être critiques, nous dissocier, la joie est au contraire fédératrice, un mouvement d’ensemble. Théâtralement, l’émotion de la joie est donc liée à son partage avec le spectateur! Comment l’obtenir au niveau du jugement axiologique sinon par le partage de valeurs axiologiques communes? Elle serait alors rare: réservée aux occasions de promotions de valeurs consensuelles (lesquelles?) et au risque de devenir divertissement, réjouissance sur des valeurs minimales.

Il y a pourtant une joie fondamentale de la séance au théâtre (“l’amour du théâtre” dans la “société idéale” qu’il compose sur l’instant pour Jean-Loup Rivière) propre à la représentation, une joie fondamentale qui innerve tout le théâtre, de l’acteur au spectateur, joie minimale qui provient du rassemblement, du moment dépragmatisé, du plaisir de la fiction et du faux. Ce pas de côté est donc joyeux comme un jeu d’enfant (analogue du théâtre chez Stanislavski): l’acteur est joyeux de jouer, quel que soit le rôle, le spectateur joyeux de la représentation quelle qu’en soit la teneur. Cette réjouissance dépasse le plaisir personnel parce qu’il repose sur le partage commun (visionner une captation ne crée pas la joie). Il y a donc une joie. Les jeunes interprètes de F(l)ammes d’Ahmed Madani transforment dès le titre leur quotidien de banlieue en joie, en partage qui rassemble. Et le dispositif immersif de Ca ira de Joël Pommerat déclenche en dépit de la gravité de la situation une joie du spectateur, celle d’un partage renouvelé avec les acteurs: plaisir de la proximité, de l’être ensemble. Le mouvement qui affirme la théâtralité et le public chez Brecht ou Meyerhold est un mouvement vers la joie: Brecht ne parle que de “la plus grande de toutes les réjouissances” (fragment 20). La communauté rassemblée par Tiago Rodriguez dans By Heart suscite la jubilation, la joie: aucune incertitude, aucune attente (tout est annoncé), sensation de puissance du spectateur (il peut exister, s’exprimer, jouer) qui n’est guère inquiété par les conséquences, T.R. organisant l’ensemble, rassurant tous et assistant chacun.

Cependant, la joie et les réjouissances sont aussi délicates: elles peuvent aussi entrer en friction avec le jugement axiologique, produire un trouble qui n’empêche pas l’émotion, la réjouissance mais interroge plus ou moins clairement. Le dénouement d’Electre de Sophocle, les tous derniers instants constituent une jouissance à première vue: jouissance éthique de la fin, de l’accomplissement du juste (la victime peut revivre, les torts sont réparés), jouissance esthétique avec les derniers mots d’Electre qui relient la mort des uns et le retour à la vie des autres (une pensée oxymorique, ramassée, poétique); on pourrait ajouter chez Vitez (3ème version), le tableau nocturne final avec Electre couronnée de roses blanches, elle qui n’a été que noirceur et ténèbres jusque là au milieu d’une chambre nocturne et de présences qui s’éclipsent. Beauté du dénouement et justice? Certes, mais beauté assise sur un meurtre et des questions non refermées (l’infanticide du père, le matricide non puni…): le tableau se compose aussi avec des cadavres… On retrouve avec la vengeance, à l’oeuvre dans bien des tragédies (Electre donc mais aussi Shakespeare: Hamlet, Macbeth), un exemple de joie paradoxale: plaisir d’une forme d’accomplissement (celui du talion, d’un équilibre rétabli violemment) assis sur des souffrances infligées ou la mort donnée. Qui dira de la joie qui semble clore Légendes de la forêt viennoise qu’elle est vraiment joie dès lors qu’un personnage est malheureux et que nous savons qu’un enfant est mort ? Horvath mélange donc un dénouement construit comme joyeux avec une connaissance des spectateurs qui invalide la joie : elle n’est que le plaisir de quelques-uns, une illusion dénoncée, comme l’opérette égrenée pendant la pièce.

Pas de joie sans mélange au théâtre donc? Mais une joie mélangée est-elle encore la  joie? Lui faut-il d’autres formes que le théâtre? Le modèle de la fête évoqué par Rousseau dans la Lettre à d’Alembert est une apothéose de la joie, mais cette réjouissance passe par la négation du théâtre: (refus de la fiction, de la séparation…). C’est donc à côté du théâtre, souvent par l’hybridation des arts, dans les emprunts à la musique, au cirque et à la danse contemporaine, que le théâtre lui-même retrouve des moyens puissants de partage de l’émotion, et de recherche de la joie: chorégraphie, musique entraînante chez Lazare (Sombre Rivière), plaisir de la virtuosité circassienne chez Bobée par exemple. Recettes ponctuelles ou enthousiasme durable et partagé, selon les cas…Sources: Arts et Emotions: “joie”;  Brecht, Petit Organon pour le théâtre; Jean-Loup Rivière, Comment est la nuit? “une société idéale”; Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles; Sophocle, Electre, mise en scène de Vitez.; Ahmed Madani, F(l)ammes;  Shakespeare, le Songe d’une nuit d’été; Beaumarchais, le Mariage de Figaro (et la mise en scène de Rémy Barché); J. Pommerat: Ca ira;Peer Gynt d’Ibsen mis en scène par David Bobée; Sombre Rivière, spectacle créé par Lazare.