Entre chien et loup par Christiane Jatahy, le spectateur entre le trouble et le flou

C’est une spectacle assez original que nous proposait cette fois-ci la Comédie de Caen en ce mardi 16 novembre 2021 : Entre Chien et loup, une adaptation théâtrale de Christiane Jatahy du film Dogville, de Lars von Trier. Une représentation qui mettait en scène une expérience sociale (l’arrivée d’une étrangère au sein d’une petite communauté déjà établie), une expérience sensorielle (la perception théâtrale et la perception vidéo se croisant, se frottant et contrastant) mais qui, au-delà de cela, nous proposait une réflexion plus large et plus profonde sur le fascisme, ses racines et ses dangers.

Ainsi, les onze comédiens présents sur la scène expliquent au public qu’ils veulent rejouer et remettre en place le procédé du film pour essayer d’en changer la fin, et voir si l’expérience se déroulera de la même manière ou pas. Eux-même vont entreprendre de filmer et monter leur ‘expérience’ en direct (grâce à un technicien/comédien présent à vue sur le plateau avec sa table de montage et ses ordinateurs, qui va allier certains passages filmés par le passé et d’autre au même moment) pour la projeter sur l’écran en fond de scène et ainsi reconstruire un véritable film. Le début de la pièce est donc assez poreux pour le spectateur, qui ne sait pas très bien si elle a débuté, si chacun joue vraiment un rôle ou non : la délimitation assez obscure entre réalité et fiction trouble donc sa compréhension dès le début et n’aura de cesse de le questionner tout au long du spectacle.

Les comédiens invitent donc une personne du public, qui s’avère finalement être une comédienne, à les rejoindre pour incarner l’étrangère et débuter ‘l’expérience’. Elle prend ainsi place dans cet espace scénique nu, sans limite mais saturé d’éléments de décors assez naturalistes : des chaises, des tables, un lit, des étagères, des assiettes et des verres, des peluches, un piano, des figurines, des fruits et une tarte, tout contribue à représenter une juxtaposition d’intérieurs indiqués par le théâtre et assez réalistes dans le cadrage de la vidéo; c’est un espace entre intimité domestique et exposition publique et vidéo d’autant plus réelles et troublantes pour le public. Le processus débute et au début, certains essayent de résister, refusant de jouer ou quittant le plateau ; mais bientôt, l’action se déroule sans anicroche et tout finit par se passer exactement comme dans le film, accompagné par des airs de piano joués par certains comédiens. Comme un destin, une boucle continuelle qui ne peut être arrêtée ou changée, comme un engrenage : celui de la violence et de la pression sociale qui s’installent dans les rapports d’abord amicaux entre l’exilée et la communauté. Le spectateur ne sait plus trop faire la différence entre le comédien et son personnage, lorsque certains se rebellent pour jouer au début ou râlent comme dans une répétition, rend certaines actions plus perturbantes et violentes (les deux viols, la demande de violence de l’enfant, l’accusation des femmes envers l’étrangère, sa mise à l’écart…), d’autant plus qu’elles paraissent injustifiées et injustifiables. On ne sait plus trop alors si tout cela est réel ou bien dans le jeu, la distinction entre vrai et faux étant très floue. Le fait aussi que le public se voit dans le film projeté en fond par moments et parfois remplacé par un autre décor dans des scènes filmées accentue encore plus son trouble, car c’est comme s’il faisait vraiment partie de l’action, qu’il en était le témoin, le complice silencieux qui regarde mais n’intervient pas. Cela rend sa position tout à fait délicate et inconfortable.

Les prises de paroles et les adresses directes renforcent ce sentiment ; et bien qu’un quatrième mur semble s’interposer entre l’action et le public au fur et à mesure de la pièce, l’excluant petit à petit de l’action, sans pour autant le faire complètement, une certaine responsabilité et une certaine culpabilité peuvent s’emparer du spectateur. Le monologue de la fin, une sorte de discours pour prévenir le fascisme, adressé face public en portugais par ‘l’étrangère’, entourée de tous les autres comédiens qui fixent les spectateurs, est un de ces moments qui confrontent le public à la réalité, qui lui fait prendre conscience des dangers existants. Malgré les costumes qui ressemblent à la mode du moment et le langage actuel, il ne sait alors plus trop quand l’action se déroule : si c’est à l’époque du fascisme, dans le passé, ou si cela sera dans le futur, si c’est une civilisation à part ou dans notre temps… Les déplacements incessants des éléments de décors accentuent le flou de la situation : cet espace mouvant, au sein duquel sont créés des espaces clivés, fermés, à l’écart, puis finalement ouverts et unis, parfois transformés avant même d’avoir vraiment eu le temps d’exister, fait ressortir une certaine confusion, un certain chaos assez déroutant pour le public. Les différentes constructions sont pourtant de belles trouvailles (nous passons de la reproduction d’une sorte de banquet convivial à une chambre surélevée) mais bien trop rapides ou injustifiées.

Le jeu avec la vidéo et la prise de vue participe à ce trouble car les points de vue et le cadrage oscillent: la vidéo filme le plateau en direct avec un point de vue particulier (gros plan, objet…), ou est diffusion d’une scène préenregistrée qui ressemble à l’état du plateau avec des variations troublantes (acteurs remplacés par d’autres); plus encore, elle montre parfois ce qui est absent, manquant sur le plateau (une scène de viol non mise en scène ou un personnage d’enfant invisible sur scène), enfin elle propose même une fin alternative, discutable et discutée. Cette domination de l’image qui tantôt tend à happer le regard du spectateur au détriment du plateau, tantôt créer une forme de point de vue intrusif dans l’intimité des personnages reproduit sur le plan formel l’intrusion du regard public, une violence psychologique qui rejoint le propos politique.

C’est donc une mise en scène très troublante pour le spectateur, assez floue et parfois peu compréhensible sur certaines actions, d’autant plus si le film lui est inconnu ; mais la réflexion sur le fascisme est cependant profonde et marquante car elle questionne notre acceptation d’autrui, de l’inconnu et de l’étranger, nous mettant en garde sur d’éventuels recommencements.

L.J.