DEGOUT ET AVERSION AU THEATRE

Le dégoût est une émotion violente et brève de rejet d’un objet. C’est une émotion réflexe, immédiate à caractère involontaire, difficilement contrôlable. Elle se caractérise par de fortes réactions physiologiques : nausées, haut-le-cœur, vomissements,… Et entraîne des réactions aisément repérables : se boucher le nez, fermer les yeux, se détourner. L’objectif est de fuir et d’éviter l’envahissement de l’objet. Le dégoût ne dure que le temps de la mise en présence de l’objet. Les objets fétiches du dégoût sont la pourriture (le passage de l’état de vivant à l’état de mort), les excréments et plus largement toutes sécrétions, les bêtes rampantes(limaces, scolopendres, vers de terre,…) et tout animal associé à la vermine (rats principalement).

Dé-goût, perdre le goût. A partir même du mot, cette émotion se lie aux sens les plus directs de l’être humain à savoir le goût et l’odorat par extension. Ces deux sens de l’intimité, sont intimement liés entre eux. Une perte de l’odorat, atténue la sensibilité gustative. Le dégoût se produit aussi à partir du toucher, bien que plus faiblement car contrairement aux deux autres, il n’y a pas pénétration du corps étranger en nous mais juste un contact. Cependant, la vue et l’ouïe ne sont pas concernées directement par cette émotion. En effet, la vue et l’ouïe sont les sens de la distance.

Un problème se pose, le Théâtre, comme la plupart des arts, nous parvient à travers ces deux derniers sens. Je vois le plateau, j’entends l’acteur. Comment être dégoûté avec ces deux seuls sens ? Le dégoût passe alors par communication et transposition de sens. Dans Peer Gynt par David Bobée, lorsque nous voyons la soupe de troll composée de vomi, morve, crachats, terre et autres que devra boire Peer Gynt, nous sommes dégoûtés. Pourtant le seul sens éprouvé est celui de la vue. Toutefois nous connaissons la texture, l’odeur (et le goût?) de sa composition et nous imaginons aisément à partir de nos souvenirs ce que pourrait donner cette mixture avec les trois sens de la proximité. Bien entendu, nous ne sommes pas autant dégoûtés que nous pourrions l’être si nous avions vraiment la soupe de troll devant nos yeux, à boire. Le dégoût ressenti par le spectateur, émotion extrascénique, est un dégoût amoindri parce qu’il nécessite une transposition des sens. Nous avons dans le public, un léger malaise, une crispation du visage, tout au plus nous fermons les yeux afin de bloquer le lien entre nous et l’objet. Le dégoût au Théâtre est plus facile à bloquer car passant par les sens de la distance. On peut difficilement bloquer ou faire abstraction d’une chose dégoûtante qu’on aurait dans la bouche mais on peut plus facilement se boucher les oreilles au récit d’une chose dégoûtante. On peut parler ici du récit de la mort -fictive- d’Oreste dans Electre de Sophocle. Le récit est cru et n’épargne pas les détails. Oreste est « couvert de sang, dans un état si misérable que personne, même parmi ses proches, ne pourraient reconnaître son corps » (p23) Le passage de l’état vivant à mort dans ce récit est spectaculaire, il nous donne à voir et par la vue de notre imagination, nous fait ressentir le reste. La distance, par la voix et par le récit qui est au passé, entre l’objet dégoûtant et le sujet qui reçoit est très importante. L’émotion de rejet est d’autant moins forte que la distance est grande.

L’aversion est une émotion voisine du dégoût. C’est une émotion forte de rejet mais pas contre des objets, contre des personnes, leurs pratiques sociales, leur comportement. L’aversion possède une dimension axiologique, elle dépend des valeurs auxquelles nous adhérons profondément. Nous aurons de l’aversion envers une personne cruelle, foncièrement malhonnête, malsaine,… car notre société condamne fortement ces pratiques. Ainsi, nous ne pouvons qu’exécrer le boucher que Marianne finira par épouser dans Légendes de la forêt viennoise par Y. Dacosta. Ce personnage frappe Marianne, la menace, la rabaisse et la blesse même en l’embrassant (il la mord à la lèvre). Cette dernière étant le personnage principal de la pièce, nous ressentons une forte empathie pour elle et donc une aversion d’autant plus grande envers le boucher. L’aversion donne naissance à de nouvelles émotions. Le rejet doit se concrétiser, que ce soit par la colère (agir contre), la peur (fuir), ou le trouble. Marianne tentera de fuir et nous, spectateur, nous aimerions l’aider, la protéger, mais de notre siège nous ne pouvons qu’être outré. L’émotion intrascénique de rejet, ressentie par les personnages, se transmet aisément au public du moment que nous partageons les mêmes valeurs. Au contraire, des personnages ressentant de l’aversion envers des valeurs qui nous sont chères (comme le père de Marianne lorsqu’il la surprend entrain de travailler au cabaret) provoquera l’aversion du public envers ces personnages. L’aversion se provoque dès qu’une de nos valeurs profondes est bafouée. L’assimilation extrascénique se fait donc moins par assimilation aux émotions intrascéniques qu’à notre système de valeurs personnelles.

Toutefois, ces deux émotions ne sont pas aussi univoques. Le dégoût et l’aversion sont des émotions ambivalentes. Négatives aux premiers abords, par le filtre de l’art, elles peuvent acquérir une certaine positivité à travers la fascination sans pour autant perdre leur caractéristique poussant au rejet. Aristote écrit dans le livre IV de la Poétique que l’Homme aime à regarder représenter des choses pénibles dans la réalité. Il prend l’exemple des cadavres. Voir un cadavre dans le monde extérieur au théâtre est une expérience très peu positive. Cependant, dans la tragédie grecque antique, il est fréquent que les corps de certains personnages, après avoir été tués en coulisses, reviennent sur scène pour être montrés. Il en est ainsi dans les dernières scènes d’Electre où le corps de Clytemnestre fraîchement abattu, est exposé à Egisthe, mais aussi au public. C’est par ce moyen que se réalise le phénomène de catharsis. En provoquant l’horreur, le spectateur est selon Aristote purgé de ses passions néfastes. Dans Tableau d’une exécution par Stavisky, lorsque la peintre Galactia montre pour la première fois à sa fille (et à nous) son œuvre, un tableau monumental représentant la victoire de la bataille de Lépante commandé par la république de Venise dont elle a décidé de représenter l’horreur de la guerre dans toute sa violence, son atrocité, sa morbidité ; tout le monde est sous le choc. Stavisky a choisi de signifier ce tableau fictif par un drap rouge immense suspendu au plafond. La fille de Galactia est partagée entre émerveillement et dégoût face à ce bain de sang, nous de même. Nous ne voyons pas les cadavres flottant dans la mer comme elle les voit mais cette représentation est suffisante pour nous les faire imaginer. L’art modifie notre vision de l’objet, sans rendre l’objet du dégoût plus attrayant, plus beau (ce qui n’est pas possible sans perdre l’effet de dégoût) il le rend plus distant et nous donne l’éloignement intellectuel nécessaire pour le voir avec un nouveau regard, le regard artistique, celui de la contemplation. Ainsi, plus l’objet est stylisé moins il sera dégoûtant, et plus il sera réaliste, plus le rejet sera puissant. Une balance s’opère entre l’objet réel de rejet et sa représentation stylisée artistique. Dès son entrée sur le plateau, l’objet dégoûtant est, de par la fiction, déjà distant. Par son traitement, plus ou moins réaliste, l’effet de rejet sera accordé.

Il en va de même pour l’aversion. Nous avons de la répulsion pour le comportement que nous réprouvons et en même temps le théâtre, en nous forçant à le considérer, à le voir, à l’écouter, nous donne à l’envisager différemment. Nous sommes fascinés par ce que nous exécrons le plus, car sur scène, ce n’est que fiction. La cruauté est jouée, la haine est factice. Encore une fois, c’est la distance de la fiction qui nous permet de ne pas être simplement dans le rejet. Le 20 novembre par E. Chanut, Sebastian déverse à la fin de la pièce sa haine dans une longue tirade raciste. Bien entendu nous n’acceptons pas les valeurs qu’il transmet, la fascination se trouve dans l’interdit. En effet, il brise des valeurs profondes de notre société occidentale de l’acceptation d’autrui et de bienveillance. Nous faisons très peu souvent face à ce genre de déversement dans notre quotidien alors ce genre de pratique est quelque peu exceptionnel. De plus comme nous sommes dans de la fiction, nous savons que ces paroles n’ont pas de conséquences, qu’elles n’attaquent personne. Nous pouvons dès lors prendre la distance nécessaire à la compréhension au-delà du rejet réflexe.

Le dégoût et l’aversion sont des émotions ambivalentes. Elles provoquent le rejet et en même temps la fascination, la curiosité. Cependant, la transformation par l’art d’une partie du rejet en fascination n’est jamais assurée. Il s’agit d’une balance fragile propre à chaque personne entre ce qui est acceptable, supportable et ce que la fiction laisse de marge. Plus l’objet de rejet sera rendu attrayant, moins ce dernier sera important. L’esthétisation prend le risque d’annuler l’effet de rejet. Mais la non-esthétisation de l’objet bloque le sujet tant qu’il lui est soumis. Ainsi ces émotions peuvent être utilisées, de par leur caractère incontrôlable, pour bloquer d’autres émotions ou du moins, les atténuer.

Valentin A.

Sources : Arts et Émotions, C. Talon-Hugon

Le 20 novembre, Noren, E. Chanut

Tableau d’une exécution, Barker, Stavisky

Légendes de la forêt viennoise, Horvath, Y. Dacosta

Electre, Sophocle

Peer Gynt, Ibsen, D. Bobée