Comme une fenêtre sur cour – ou plutôt sur la vie de quatre individus, sur le monde, aussi, et sur l’Amérique des années soixante à nos jours –, Avedon-Baldwin : entretiens imaginaires est un spectacle ouvert et sans limites, poétique, complice et grave.
1963. 2019. Un noir américain, protestant, ouvertement homosexuel. Un blanc américain, juif et d’origine Russe, ouvertement hétérosexuel. Un noir français, d’origine Togolaise et un blanc franco-argentin. James Bladwin et Richard Avedon. Jean-Christophe Folly et Martial Di Fonzo Bo. Les Premiers – amis depuis le lycée – s’embarquent en 1963 dans un projet fou, Nothing Personal, une œuvre littéraire et photographique en noir et blanc, minimaliste, surdimensionnée, monumentale, dans laquelle les photographies des icônes de l’ancien et du nouveau monde et d’Américains anonymes de Richard Avedon sont autant de témoignages intimes que de représentations personnelles du célèbre photographe de mode sur son pays. A côté des photographies, les textes de Baldwin, plume reconnue du monde littéraire, livrent la vision de l’Amérique injuste, divisée, raciste et ségrégationniste dans laquelle l’auteur a difficilement grandi. Les deuxièmes – comédiens – racontent l’histoire de ces deux auteurs, réelle, parfois fictive, intime, et la leur, dans un entretien imaginaire qu’aurait pu avoir Avedon et Baldwin, mis en scène par Élise Vigier à la Comédie de Caen.
A l’image de Nothing Personal, le spectacle perturbe – on ne sait pas toujours qui parle, les personnages ou les acteurs – et semble évident à la fois : tout s’enchaîne naturellement, simplement. Il est en réalité beaucoup plus profond qu’il ne le laisse penser au cours de la courte mais dense représentation d’un peu plus d’une heure. Le décor est simple, minimaliste et ouvert, dans tous les sens du terme, à la fois sur le fond et sur la forme, sans démarcation d’un décor et sans frontières avec le public. Les acteurs occupent tout l’espace de la scène. Sur le fond noir, au centre, un fond blanc, autour duquel s’articulent les va-et-vient des personnages et sur lequel se projettent leur passé et leur présent, leurs photos et leurs textes, ceux des comédiens, aussi. Au sol, la scène est jonchée d’ouvrages, de photographies d’Avedon et Baldwin, de l’enfance des deux comédiens et d’exemplaires de Nothing Personal. Une drôle de mise en abyme, décalée, qui crée une discontinuité troublante, interroge l’identité plus large de l’humanité et confronte les deux époques. Tout se construit et semble s’inventer sous nos yeux, devant ce fond blanc, au fur et à mesure que les personnages y racontent leur histoire et s’interrogent sur leur identité, sur leur pays, sur l’amour et sur l’autre, différent, mais qui constitue l’altérité nécessaire à notre identité. Le décor se transforme par l’action de Richard Avedon, alias Martial Di Fonzo Bo, qui apporte lui-même quelques éléments de lumière – une lampe et un projecteur – et habite le fond blanc de ses souvenirs d’époque avec James Baldwin–Jean-Christophe Folly, grâce à son ordinateur.
Intime et subtilement envisagé, parfois plus grave, la discussion entre ces deux fois deux personnages a des airs de naturel, jouée sans exagération, parfois hésitante, désordonnée, générale et profonde. On y dénonce le racisme et les violences à l’égard des noirs, le malaise de la société, ses normes absurdes, et on y parle de ses individus qui s’y développent et y cherchent leur place. Le dialogue aborde l’individu comme un sujet, avec ses changements, ses souvenirs, ses projets, et la recherche de l’identité invariable qui serait à saisir en lui. Pour les quatre individus, le regard artistique est au cœur de la démarche, mais il cristallise cependant le souvenir : les mots sont inertes et la photographie peut être trompeuse. Alors on interprète, on se recherche soi-même dans le regard et le souvenir de l’autre, d’où le dialogue et la construction hésitante non pas d’un portrait mais de deux, voir de quatre. Peut-être, finalement, d’un peu nous tous. Le projet futur des deux hommes – leur volonté de changement des mœurs de l’époque et leur livre – s’inscrit ainsi paradoxalement dans leur mémoire, intime et collective à la fois. Les anachronismes et détours par l’histoire personnelle des comédiens semblent déconstruire le rapport au temps et à son époque et prolonger le propos jusqu’à nos jours. Pour le spectateur, la seule façon, peut-être, de percevoir les différents personnages du tableau, c’est l’adresse au public : les deux comédiens se parlent entre-eux, Avedon et Baldwin au public.
« Un portrait n’est pas une amabilité mais une opinion ». Ces mots de Richard Avedon, qui introduisent le cours aperçu du programme, résument le tissu de la pièce. Erronée, approximative, impulsive, engagée, d’un autre ou de soi-même, l’opinion est ici progressive, intime et collective en même temps. Elle convoque aussi l’opinion et le regard du spectateur, encouragés par les nombreuses adresses au public des deux personnages. L’omniprésence des images à certains moments contraste avec d’autres où seul le texte domine, appelant l’imaginaire du spectateur. On en ressort plein d’images et de questionnements, qu’il faut appréhender avec patience car la pièce accompagne bien après le spectacle qui rappelle, comme le dernier mot de la pièce semble le souligner, qu’un individu est toujours l’« étranger » d’un autre. C’est dans cette perspective, aussi, que la démarche du portrait prend tout son sens.