Décès du fondateur de Théâtre ouvert

LE MONDE 28 AVRIL 2023

La mort de Lucien Attoun, créateur du Théâtre ouvert et grande voix de France Culture

Spectateur infatigable et découvreur de talents hors pair, ce défenseur passionné de la jeune création est mort le 28 avril, à Paris, à l’âge de 87 ans.

Par Joëlle Gayot

Lucien Attoun lors de sa remise de l’insigne de commandeur de l’ordre des arts et des lettres à Paris, le 27 avril 2006.
Lucien Attoun lors de sa remise de l’insigne de commandeur de l’ordre des arts et des lettres à Paris, le 27 avril 2006. WOSTOK PRESS/MAXPPP

Grande voix de France Culture, fondateur du Théâtre ouvert, inventeur des mises en espaces et inlassable passeur des écritures contemporaines, Lucien Attoun est mort le 28 avril, à Paris, à l’âge de 87 ans.

Cela faisait longtemps que l’on n’entendait plus sa voix à la radio. Plusieurs mois qu’on ne le voyait plus au théâtre. Et quelques étés qu’il ne se rendait plus au Festival d’Avignon. L’absence de ce spectateur professionnel dans les salles n’augurait rien de bon. Sa vie entière, depuis l’enfance, s’était confondue avec les arts de la scène. Une passion qu’il tenait de son père, chanteur, comédien et vedette de music-hall bien connue des Tunisiens.

Né le 8 septembre 1935, à La Goulette, en Tunisie, il arrive en France en 1947, avec sa mère et sa petite sœur Huguette. Lucien a 12 ans lorsqu’il entre en pension au Lycée Maïmonide de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Il y croise Micheline Malignac. Il est alors loin de se douter que cette élève d’un an sa cadette deviendra sa femme, un 1er avril 1963. Ce n’est là que le premier d’une longue suite de hasards, dont ce juif tunisien malicieux, féru de blagues et d’anecdotes, saura toujours se saisir, transformant d’un geste résolu l’hypothétique en possibles. Il n’est pas homme à laisser filer la chance lorsqu’elle frappe à sa porte.

Sa volonté de fer lui vient-elle de l’injonction maternelle ? Lorsque sa mère décède, elle s’en remet à son sens des responsabilités : « Veille sur ta sœur. » A 16 ans, le voici propulsé chef de famille. Il multiplie les petits boulots. Des jobs alimentaires qui ne l’empêchent pas de fréquenter les milieux culturels. Dans les années 1950, il intègre le Groupe de théâtre antique de la Sorbonne, à Paris, et s’aventure dans la mise en scène (L’Ile des morts, de Strindberg, Antigone, d’Anouilh, ou Les Mouches, de Sartre, en 1961 à Carthage).

En pleine guerre d’Algérie, il réalise un court-métrage sur la torture. Il fonde en 1958 le Cercle international de la jeune critique. Il travaille pour la revue Europe, écrit des critiques dans Les Nouvelles Littéraires et Témoignage chrétien. Et se fait remarquer de la direction de France Culture lorsque Claire Jordan, journaliste sur la chaîne, lui demande en 1967 d’animer à ses côtés la Matinée Spectacles.

Flair remarquable

Le chroniqueur va prendre du galon. On le sollicite pour animer les cases laissées vacantes.  « Je suis devenu une sorte de SAMU du théâtre sur France Culture », racontait-il sans trop exagérer. En 1969, à l’occasion de la VIIIe Journée mondiale du théâtre, il occupe l’antenne de 9 heures du matin à minuit. Il crée le Nouveau répertoire dramatique (NRD), un espace radiophonique singulier ouvert aux jeunes auteurs vivants. Les manuscrits affluent. Il lit tout, repère le talent avec un flair remarquable. En 1972, le NRD diffusera ainsi L’Héritage, première pièce de Bernard-Marie Koltès (1948-1989). En 1975, les auditeurs découvrent Thomas Bernhard (1931-1989) et sa pièce L’Ignorant et le fou. Pour les dramaturges, une fenêtre vient de s’ouvrir vers la visibilité et un peu de reconnaissance. Ils seront nombreux à s’y engouffrer.

Faire entendre les auteurs, confronter leurs écrits au plateau, vérifier sur la scène ce que suscitent des langues élaborées entre les marges d’une page de papier : Lucien Attoun met toute son énergie au service de cette cause. Elle est le socle de son existence. En 1970, il crée la collection de pièces inédites « Théâtre ouvert », chez Stock. Cette même année, il provoque Jean Vilar (1912-1971), tout-puissant directeur du Festival d’Avignon.

« Lucien réprimandait Vilar parce qu’il ne laissait pas assez de place à la jeune création au Festival », se souvenait Micheline, devenue sa compagne. « J’ai tout essayé avec les auteurs contemporains, ça n’a jamais marché. Ici, c’est le royaume de Shakespeare ! Je vous mets au défi de créer quelque chose de nouveau », intime Vilar à Lucien Attoun. Le défi est relevé haut la main avec l’invention de la « mise en espace ». La règle du jeu est simple : treize jours de répétitions. Pas de décor ni de costume. Un texte inédit, un metteur en scène, des acteurs. Et une présentation publique au jour J, quel que soit l’état du travail.

Le 23 juillet 1971, à 22 heures, alors que retentissent les trompettes de Maurice Jarre, Théâtre ouvert (nom de baptême de ce « théâtre d’essai et de création ») est l’hôte turbulent des curieux qui délaissent la Cour d’honneur du Palais des Papes pour se presser dans les gravats de la Chapelle des Pénitents-Blancs. Le coup d’essai sera le prélude d’une des aventures les plus excitantes du spectacle vivant.

Jamais à court d’idées, Lucien Attoun crée des concepts, inaugure des formules, accouche de protocoles dont l’efficacité connaît un tel retentissement que leurs intitulés passent dans le vocabulaire courant. Mises en espace, mises en voix, cellules de création, gueuloir (inspiré du gueuloir de Flaubert, ce cadre permet à n’importe qui de présenter ses textes sans sélection préalable) et, bien plus tard, EPAT (pour Ecole pratique des auteurs de théâtre) : les outils servant la rencontre auteur/metteur en scène/acteurs s’additionnent et se perfectionnent.

Jean Vilar voulait de la nouveauté. Il est exaucé au-delà de ses espérances. A Avignon, la première manifestation du Théâtre ouvert fait un tabac. Allongé sur un lit de camp, Jean-Pierre Vincent (1942-2020) joue les malades, tandis que Jean Jourdheuil parodie l’intellectuel de gauche, sous le regard de l’auteur Serge Rezvani, perché sur une chaise d’arbitre de tennis. Sa pièce, Le Camp du drap d’or, est un énorme succès. Les voix du présent ont trouvé leur terrain de jeu. Sous les vieilles pierres des Pénitents-Blancs surgiront le théâtre du quotidien ou encore le théâtre-récit, conçu à partir de romans adaptés.

Politique d’auteurs

Lucien Attoun revendique le « droit à l’erreur ». Il ne s’agit pas d’un « droit à l’échec », précise-t-il aussitôt, dans un de ces mots d’esprit dont il a le secret. Adepte du « gâchis nécessaire », il détaille au journal Le Monde, en 1976, une note d’intention explicite. Elle relève de la feuille de route programmatique : « J’ai mis sur pied Théâtre ouvert parce que j’en avais assez des colloques sur les problèmes de la création contemporaine. (…) Une aberration consiste à réclamer le Shakespeare ou le Molière de notre temps. On devient Molière et Shakespeare après des siècles. (…) Si l’on veut établir une véritable politique d’auteurs, il faut investir sur le futur avant d’exploiter le présent. »

Théâtre ouvert sera la forteresse, souvent fragilisée mais toujours ardemment défendue, qui permettra l’avènement de cette politique d’auteurs. Les réussites avignonnaises, réitérées été après été depuis 1971, ont entériné la nécessité de la structure. En 1976, elle devient compagnie permanente, perçoit une subvention annuelle, mais reste itinérante. En 1979, ses deux codirecteurs claquent la porte du Festival lorsque Paul Puaux (1920-1998), successeur de Jean Vilar, exige un droit de regard sur leur programmation. Une pétition signée par 320 professionnels (parmi lesquels Patrice Chéreau, Eugène Ionesco ou Claude Régy) n’y fera rien. Il faudra attendre l’arrivée d’Alain Crombecque (1939-2009) à la tête du Festival, en 1985, pour que le couple reprenne le train vers les Pénitents-Blancs avignonnais. Entretemps, les Attoun ont trouvé asile à Paris. Lire aussi : « Les Attoun », une histoire de théâtre Ajouter à vos sélections

En 1981, ils emménagent dans le 18e arrondissement, 4 bis, Cité Véron, dans les Jardins d’hiver du Moulin-Rouge, dont on aperçoit les ailes depuis leurs baies vitrées. Au-dessus de leurs têtes, la terrasse où résidèrent Boris Vian et Jacques Prévert. A l’intérieur des murs, deux salles de représentation, une coupole dorée, des loges et les bureaux administratifs. Combien sont-ils, auteurs débutants ou confirmés, à avoir grimpé les marches quatre à quatre, un manuscrit serré sous le bras, espérant un retour positif des maîtres des lieux, un passage sur France Culture ou une publication en « tapuscrit » (une autre des inventions maison) ?

Pour écluser les centaines de pièces qui arrivent chaque mois par la poste, un comité de lecture, composé des membres de l’équipe, se réunit régulièrement. L’endroit est à taille humaine. Les dossiers des dramaturges, contenant pêle-mêle échanges épistolaires, demandes de retravail, encouragements, refus ou bien contrats d’engagements se serrent dans les armoires. Sur les étiquettes, les noms donnent le vertige : Jean-Luc Lagarce, Bernard-Marie Koltès, Eugène Durif, Noëlle Renaude, Philippe Minyana, Michel Vinaver… Dans ce laboratoire chaleureux où l’esquisse et la tentative sont préférées aux formes abouties, la liberté de créer sans avoir à faire salle pleine est assurée, presque sécurisée, par la ligne claire des patrons.

En 1988, sous l’impulsion du directeur du théâtre et des spectacles au ministère de la culture, Robert Abirached (1930-2021), Théâtre ouvert obtient le label de Centre dramatique national de création. Juste reconnaissance de pouvoirs publics contre lesquels Lucien Attoun a bataillé sans relâche, n’abdiquant jamais son combat pour les écritures inédites, ne lâchant rien de son utopie. En 2003, après trente-cinq ans de présence, celui qui incarnait la voix du théâtre sur France Culture quitte la radio. Onze ans plus tard, en 2014, il rend les clés de Théâtre ouvert.

Ce passeur de textes, qui nourrissait sa conversation de souvenirs rapatriés depuis les profondeurs de sa mémoire, cet « homme du contemporain »,dont la route a croisé celle d’Arthur Adamov, de Samuel Beckett, de Bob Wilson ou de Jean-Paul Sartre, a raconté sa vie à Antoine de Baecque dans un livre d’entretiens passionnants, Pour un théâtre contemporain (Actes Sud, 2014). « Travaille pour ton nom, ton nom travaillera pour toi », lui avait dit sa grand-mère lorsqu’il était enfant. Lucien Attoun a bien travaillé.