Une fois sortis de l’Ecole normale supérieure, certains cerveaux de la République, toujours plus nombreux, fuient la voie toute tracée de l’enseignement pour investir les champs artistiques.
On peut être normalien, avoir été reçu premier à l’agrégation d’anglais (en 2004), être passé par Harvard, et proposer une expérience performative déroutante à prendre au pied de la lettre : Je viens chanter chez toi toute nue en échange d’un repas. Le/la comédien.ne Vanasay Khamphommala, longs cheveux noirs, corps émacié, qui proposait cet été aux déconfinés de débarquer chez eux avec son ukulélé, a un parcours tout ce qu’il y a de plus classique. Sauf peut-être le sujet de sa thèse de DEA : « L’érotisme anal dans les comédies de Shakespeare ». Après avoir enseigné à l’université, il/elle a compris que sa vie était sur scène.
Stéphane Braunschweig, Benoît Lambert, Marie-José Malis, Frédérique Aït-Touati, Jade Herbulot, Thibaud Croisy, Marie-Sophie Ferdane (ancienne pensionnaire de la Comédie-Française), Bruno Bayen, Alice Zeniter, Louise Vignaud, Sébastien Bournac, Irène Bonnaud, Philippe Brunet, Camille Dagen, Pierre-Angelo Zavaglia, Cécile Falcon (professeure au Conservatoire national supérieur d’art dramatique), Guillaume Poix, Sacha Todorov, Pauline Noblecourt, Eddy D’Aranjo, Lisa Guez (qui a gagné le festival Impatience en 2019), Manon Worms… Tant de normaliens peuplent le théâtre aujourd’hui qu’on pourrait en dresser un annuaire.
Sans parler de la musique – Agnès Gayraud (La Féline), Sébastien Wolf (Feu ! Chatterton), Christine and the Queens –, du cinéma (Emmanuel Bourdieu, Rebecca Zlotowski, Jeanne Balibar), de la danse (Romain Bigé), de la BD (Jul) ou de la photographie (Aude Tincelin, devenu Adel Tincelin, « militant écoqueer » et auteur d’On n’a que deux vies. Journal d’un transboy, en 2019 chez Cambourakis). Tous ont laissé tomber la chaire du professeur pour la chair vivante de l’art. L’école qui, au monde, a formé le plus de prix Nobel, le Graal de la méritocratie française, rempart de la pensée universaliste, serait-elle devenue un chaudron à saltimbanques ?
« Le choix de l’art, c’est aussi le choix du corps, affirme Vanasay Khamphommala, dont les parents immigrés étaient devenus médecins et enseignants à Rennes. C’est sortir de ma tête et revenir vers le champ social. J’aurais été très malheureuse si j’étais restée dans la vie à laquelle me prédestinait l’école, cet endroit de revendication de la norme, de l’institution. Je me suis rendu compte, à un moment donné, de la violence du rail, de cette machine à assimiler, à laquelle il a fallu que je mette un terme brutalement. Pas facile de devenir soi en tournant le dos à ce qui nous construit. »
Lieu d’ébullition
Le scénariste Benjamin Dupas (Vernon Subutex, Vampires) ne s’attendait pas à être reçu lorsque, en 1994, il présente le concours. Nantais, il a suivi sa petite amie. Admis tous les deux, ils se sont séparés dans l’intervalle. A la cantine de l’Ecole normale supérieure (ENS) Fontenay (Hauts-de-Seine), on lui glisse : « Ça te dirait de faire du théâtre ? » Il y a deux troupes, il intègre les deux. Celle de Nathalie Hertzberg, elle aussi scénariste aujourd’hui, et celle de Sébastien Bournac, qui dirige désormais le Théâtre Sorano, à Toulouse.
« Ce fut un déraillement positif,se souvient Benjamin Dupas. Tu arrives là, tu sais que tu as un énorme privilège, mais tu ne sais pas ce que tu es, tu ne sais pas ce que tu fais. L’école fonctionne comme un accélérateur. Une sorte de cabine qui va te transformer. Mais tu ne sais pas trop en quoi. Pas forcément en Superman. C’est plein de gens intelligents, inhibés, complexés. On refait le monde jusqu’au bout de la nuit, on picole, on assiste à des leçons brillantes… Et je découvre le théâtre. »Nommé enseignant-chercheur à Clermont-Ferrand, il monte une troupe avec des anciens du Théâtre national de Strasbourg. Même si, quelques années plus tard, il préférera in fine l’écriture à la vie foraine.
La « fabrique de la République » est un lieu d’ébullition. « Un patchwork intellectuel passionnant », témoigne Louise Vignaud. Celle-ci, alors qu’elle a déjà monté en khâgne, à Louis-le-Grand (Paris 5e), un Lorenzaccio salué par Jean-Pierre Vincent (1942-2020), entre néanmoins à « Ulm » – « sur dossier, pas par le concours », précise-t-elle avec humilité – parce qu’elle a envie « d’un bagage intellectuel fort ». « On ne l’imagine pas forcément, mais être artiste demande énormément de travail, souligne la jeune metteuse en scène et directrice du Théâtre des Clochards célestes à Lyon, qui est, ces temps-ci, sur tous les fronts. Normale m’a apporté ce rapport au travail, cet effort de quête perpétuelle, cette exigence, ce jamais-assez-bien. Comme un entraînement sportif. »
« On était libres »
A l’époque où Vanasay Khamphommala est pensionnaire rue d’Ulm, la salle de théâtre est désaffectée. Lui et ses copains – une petite troupe rebaptisée L’Ecole de la nuit – l’occupent en douce : « Il y avait un côté illégal dans cette activité théâtrale qui me plaisait. On était libres. A la fois d’un point de vue économique puisque, en temps que normalien, on touche un salaire. Et parce qu’on était peu fliqués. »
Aujourd’hui à la retraite, l’écrivain Hédi Kaddour (Waltenberg, Les Prépondérants,publiés chez Gallimard), qui fut à l’origine de la création du département théâtre à l’ENS de Lyon (fruit de la réunion des écoles de Fontenay-aux-Roses et de Saint-Cloud), se remémore comment, à la fin des années 1980, alors qu’il tenait un cours d’agrégation et était chroniqueur de théâtre à La Nouvelle Revue française,des élèves venaient lui confier qu’ils aimeraient faire le Conservatoire national supérieur d’art dramatique (CNSAD).
Il leur répondait : « Je suis la dernière personne à qui vous en parlez dans cette école », avant de les accompagner dans cette démarche semi-clandestine en leur cherchant des postes de thésard ad hoc pour embrasser la carrière théâtrale.
Seulement 2 % suivent la voie artistique
Qu’on se rassure : tous les normaliens ne sont pas devenus artistes et ne le deviendront pas. Si l’on en croit une étude sociologique réalisée en2015 par un chercheur de l’université de Lausanne, Pierre Bataille, seulement 2 % des anciens élèves suivraient la voie artistique. Même si on imagine que nombre d’anciens ont mené les deux carrières de front, même si on voit bien que la méthodologie et le corpus étudié (un questionnaire envoyé à près de 1 500 anciens élèves des années 1981 à 1987, auquel un tiers seulement a répondu), laissent place à une large sous-estimation, l’enseignement reste la voie royale.Lire aussi Que deviennent les diplômés de l’Ecole normale supérieure ?
Il n’empêche qu’il y a eu révolution. Le plus loin que l’on cherche à remonter dans le temps n’amène qu’en 1958, avec un premier normalien devenu metteur en scène : Jean-Marie Villégier. Auparavant, c’est le désert. Une pléthore d’écrivains, d’hommes politiques, de scientifiques, une marée de professeurs. Et puis vient Jacques Nichet (1942-2019), en 1965. Il monte le Théâtre de l’Aquarium (toujours implanté à La Cartoucherie de Vincennes), dont le nom est un hommage au hall d’entrée de l’école.
L’année 1965, c’est l’époque où la France voit le théâtre se réinventer sur les campus… « Emerge alors du théâtre universitaire toute une génération : des Patrice Chéreau, Jean-Pierre Vincent… Même une Ariane Mnouchkine, qui venait au mythique Groupe de théâtre antique de la Sorbonne… C’est le Festival de Nancy, énumère Anne-Françoise Benhamou, la professeure en études théâtrales de l’ENS et pilier de la filière. L’école est le reflet du mouvement de fond qui traverse la société. Les universités bougent. On trouve alors au théâtre la qualité de porter à la fois des enjeux politiques et d’être un spectacle. Et c’est ce qui fait écho aujourd’hui : une quantité de jeunes gens sont à la proue de pensées nouvelles que l’on retrouve dans leurs spectacles. C’est ce qui remet les normaliens en piste. »
Parallèlement à ses cours à l’ENS, Anne-Françoise Benhamou travaille comme dramaturge à l’Odéon, au côté de Stéphane Braunschweig. « Ce qui a changé, par rapport à ce temps-là, c’est la permission d’être artiste, dit-elle. Les projets artistiques se reconnectent avec des enjeux profonds, sociologiques, anthropologiques, politiques… Il n’y a plus de méfiance de la part du théâtre de se connecter à une pensée comme ce put être le cas dans la génération précédente. »
Ligne de fuite
Eddy D’Aranjo, 27 ans, doit présenter Jean-Luc Godard (1) – Je me laisse envahir par le Vietnam, en janvier 2021 au Théâtre de la Commune à Aubervilliers (Seine-Saint-Denis), puis en mars à la Cité internationale universitaire de Paris. « Le théâtre, dit-il, c’était pour moi une manière de continuer la philosophie. De vérifier que ce que l’on pense, on peut aussi le sentir. » Il est originaire de Laon (Aisne), en Picardie. Sa mère travaille à la poste, son père a tâté de la prison, et son beau-père l’a pris en grippe. Avec sa sœur, ils sont les premiers de la famille à avoir passé le bac. « Ce qui impose le rapport que j’entretiens avec l’art et la culture », conclut-il en repoussant la mèche rebelle qui lui tombe dans l’œil. L’école sera sa ligne de fuite…
Eddy D’Aranjo sait lire à 3 ans. Bac à 16 ans. Revers de la médaille, il est trop jeune pour pouvoir travailler et payer ses études à Paris, forcément Paris, où il rêve d’aller et où il est pris à Sciences Po. « Je rêvais d’être diplomate à l’ONU, je voulais faire le bien. » Au lycée Henri-IV (Paris 5e), on ouvre une nouvelle section, pour préparer trente élèves boursiers aux concours. Il intègre la « rue d’Ulm » à 20 ans. Le saint des saints. « La culture m’a servi inconsciemment à humilier ma famille. Ce que m’offrait l’école, c’était une manière de m’identifier autrement », analyse-t-il.
Homosexuel revendiqué et un parcours qu’il ne cesse d’autoanalyser à l’aune de celui d’un autre Eddy, Edouard Louis (lequel a aussi intégré Normale, sur dossier), le jeune homme résume à lui seul la rébellion de ces bêtes à concours, lecteurs infatigables, transfuges en quête de territoires, sur lesquels Didier Eribon et son Retour à Reims (Fayard, 2009) auront une influence importante.
C’est le cas de Keti Irubetagoyena. « Depuis toujours je voulais faire de la mise en scène, confie la jeune femme. Mais ce n’était pas possible financièrement de faire une prépa théâtre. » Son père est instituteur à Isturits (Pyrénées-Atlantiques), petit village du Pays basque. Elève studieuse, apprenant qu’une section théâtre est en train de se créer à l’ENS de Lyon, elle s’y présente. « D’un côté, j’obéissais aux parents ; et de l’autre, je poursuivais mon but. »
A 36 ans, Keti Irubetagoyena est directrice de la recherche au CNSAD, à Paris, et artiste associée au Centre dramatique national (CDN) de Poitiers. « Moi qui ai grandi dans un théâtre très politique, outil de mobilisation des masses, l’école m’a aidée à complexifier cette pensée. Et puis j’avais un accent très marqué. Le théâtre que je fais est lié à ce parcours de déracinement. Je me rends compte que tous ceux avec qui je suis restée amie étaient des transclasses. » Elle qui, après l’école, avait épousé un coreligionnaire matheux, fils d’avocats parisiens, a aujourd’hui divorcé et s’est installée dans la Creuse avec sa compagne pâtissière, dans une « fermette »dont elle aspire à faire un lieu de théâtre et de résidence.
« La puissance intellectuelle, un carcan »
Sortis de Normale, les bons élèves de la République se retrouvent sur les bancs du CNSAD à Paris, de l’Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre à Lyon, de la Manufacture à Lausanne, du Théâtre national de Strasbourg, dirigé par Stanislas Nordey. « A l’école, ils sont assez liés entre eux. Ils se reconnaissent, remarque ce dernier. Une forme de réseau assez naturel dans ces promos très mélangées, où l’on trouve également beaucoup de gens qui viennent, à l’inverse, de classes “égalité des chances”. Les normaliens ont une avance en termes de méthodologie, de discipline… Cela n’en fait pas nécessairement de meilleurs metteurs en scène, mais ils ont une constitution, ils apportent une singularité, qui en fait assez vite des chefs de bande. » Metteurs en scène plus souvent que comédiens.
L’ENS serait-elle devenue un passeport pour accéder au haut de l’affiche ? De ses confrères normaliens, Stanislas Nordey sourit : « Ce n’est pas à leurs spectacles qu’on les repère mais quand on parle avec eux. La façon dont ils vont mener leur chemin de répétitions, dont ils présentent un projet. » Il n’a pas toujours été bien vu d’être bardé de diplômes dans le monde du théâtre où a longtemps régné, comme le rappelle l’un de ces jeunes « hussards » du théâtre, « un très fort courant anti-intellectualiste, qui est une forme de l’anti-brechtisme ».
Le directeur du CDN de Dijon, Benoît Lambert, se souvient que lorsqu’il déposa son premier dossier à l’Adami, la société de gestion des droits des artistes, le directeur de l’action artistique lui glissa : « On ne va pas indiquer que tu es normalien, ça peut les mettre mal à l’aise. » Le metteur en scène avait intégré « Ulm » en sciences sociales en 1991. Ses condisciples avaient pour noms les futurs économistes Thomas Piketty, Esther Duflo et Philippe Askenazy.
« Le théâtre, c’était une façon de fuir l’école. Si j’y avais été heureux, je n’aurais pas été faire du théâtre dans les banlieues. Parce que c’est comme ça que tout a commencé. Ma compagnie m’a sauvé la vie face à cette solitude qui me glaçait »,témoigne Benoît Lambert, qui avoue avoir pratiqué un « désapprentissage » : « Parce que ta capacité rhétorique, ta puissance intellectuelle, peut aussi être un carcan. Ce que Bourdieu appelait le “biais scolastique” t’encombre autant qu’il t’aide. Un jour, Braunschweig m’a dit : “Toi, on n’a pas l’impression que tu as fait Normale-Sup.” J’ai trouvé que c’était un formidable compliment. »
De ses années à l’école à la fin des années 1980, Marie-José Malis, directrice de La Commune, à Aubervilliers, fille d’ouvriers agricoles à Pézilla-la-Rivière (Pyrénées-Orientales), près de Perpignan, assure n’avoir « rien compris. En y repensant, je crois que j’étais en état de choc ». Elle réfléchit et ajoute : « Je n’ai pas fait du théâtre parce que j’étais normalienne. Mais peut-être que je fais du théâtre “en” normalienne. La façon dont je parle, le rapport au texte… Le verbe, c’était ma seule arme. Je faisais partie de ceux qui pensaient qu’on pouvait trouver la modernité dans le texte. »
La scène comme service public
Mais les temps changent. Alice Zeniter, première et unique élève à avoir intégré « Ulm » en option théâtre lorsque la filière fut créée, en 2006, dit souffrir plus en réalité de son « statut de romancière que de celui de normalienne. Depuis L’Art de perdre[Flammarion, prix Goncourt des lycéens et prix littéraire du Mondeen 2017], on me demande régulièrement : “Mais pourquoi voulez-vous soudainement faire du théâtre ?” Alors que j’ai toujours fait ça. J’ai gravi un à un tous les échelons, depuis assistante de l’assistante jusqu’à avoir, depuis 2013, ma propre compagnie, L’Entente cordiale ». Avec laquelle elle vient encore de monter un seul-en-scène, Je suis une fille sans histoire.
Autrefois, les normaliens rêvaient d’un poste à l’université (ils sont de plus en plus rares), de devenir chercheur ou d’intégrer l’ENA. Désormais, ils montent sur les planches. Il n’y a pas d’opposition mais une continuité, plaident-ils. « Aujourd’hui, c’est le théâtre qui peut faire évoluer la société, suggère l’un d’entre eux. Après tout, c’est une assemblée de gens, c’est faire société. » La scène considérée comme un service public. L’émancipation par la culture et la pensée. Culture et contre-culture comme les deux médailles d’une même pièce. « L’Ecole normale est une institution adornienne : elle porte à la fois la culture et sa critique », propose Hédi Kaddour. Et, de mémoire, de citer Michelet écrivant, à propos de l’école : « Spectateurs de l’invention continuelle de leurs maîtres, ils allaient inventant aussi… »
On retrouve Vanasay Khamphommala tirant sur sa longue chevelure noire. « “Normale”, c’est un truc, on le cache un peu et, quand on en est sorti, on le refoule beaucoup. Je vois bien tout ce que cette expérience m’a apporté comme cadre, comme basculement traumatique et crucial. Mais je me rends compte que le chemin que je cherche à articuler au théâtre tourne le dos à l’école, c’est-à-dire à ne surtout pas instrumentaliser l’art à des fins pédagogiques et universalistes. L’école rêvée comme un espace de nivellement par le haut et l’impensé républicain qui construit des valeurs patriarcales, blanches, occidentales. » Quand on lui raconte que, parti à la rencontre des normaliens, on a l’impression d’être tombé sur une mine d’« anormaliens », il se marre : « Fier d’être “team monstres” plutôt que “team hussards” ! »