Une maison de poupée entre marionnettes et illusions.

Le 20 novembre dernier, La Compagnie Plexus Polaire a présenté à Caen, au Centre Dramatique de
la Marionnette, au Sablier, une de ses créations : Une Maison de Poupée du texte original d’Henrik
Ibsen, mis en scène par Yngvild Aspeli. La marionnette, au cœur de ce spectacle, anime le plateau,
interprété par l’actrice seule (dans un premier temps), comme une enfant jouant avec ses pantins.
Mais ce jeu se renverse vite, lorsque Nora, le personnage principale de la pièce, se retrouve
submergée par la réalité. Dans cette maison de poupée remplie de fantômes et d’illusions.



Cette mise en scène prend le parti central d’utiliser des marionnettes, la maison de poupée est alors
reproduite, sur scène, avec une seule actrice interprétant Nora, entourée par des marionnettes
représentant les autres personnages que l’actrice anime elle-même, seule. Comme une enfant qui
joue, elle s’entoure d’illusions. Elle interprète, à travers ces poupées, chaque personnage, avec sa
propre voix, les animant à la vue du spectateur. Elle change sa voix pour chacune des marionnettes,
les interprétants donc pleinement. Les marionnettes sont à taille humaine, et imitent des vraies
personnes, elles peuvent être qualifiées de réalistes. Elles semblent donc réelles alors qu’elles ne
sont qu’illusions de la réalité. Nora semble donc avoir le contrôle sur sa vie, comme elle en contrôle
les personnages, mais peu à peu la situation semble se retourner lorsque son mari apprend la vérité,
elle perd tout contrôle. La réalité la rattrape vite, révélant l’illusion dans laquelle elle vivait.
D’abord les marionnettes ne répondent plus à son contrôle, elles semblent prendre vie seules, puis
Nora devient elle-même une marionnette et Torvald son mari est incarné par un vrai acteur. Ce
retournement montre que Nora ne vivait que dans l’illusion et qu’elle n’a jamais eu de véritable
contrôle. Finalement, après cela, Nora reprend en main sa vie et décide de lâcher prise en quittant ce
foyer. Elle revient dans la réalité, incarné par la vraie actrice, dans un affrontement final avec son
mari, lui aussi incarné par un vrai acteur. Tout deux enfin réels, se débarrassant de toutes illusions.
Plusieurs temps se distinguent dans cette mise en scène, adoptant aussi des esthétiques différentes.
Comme la pièce d’Ibsen, la scénographie semble se rapprocher de l’esthétique naturaliste, par les
éléments de décors (canapé, bureau, sapin de Noël) ou encore le parquet, le papier peint… . La
scène représente clairement l’intérieur d’une maison. Les costumes tendent également vers cette
idée, que ce soit pour Nora ou même les marionnettes. Ils sont une référence temporelle et sociale à
l’histoire de la pièce, qui en effet se déroule en 1879, en Norvège, dans cette famille de classe
moyenne. Tout cela suivant une certaine logique d’immersion pour le spectateur. Mais loin d’être
véritablement naturaliste, une sorte d’étrangeté, présente dès le début du spectacle est installée. La
première partie semble alors « normale » (même si elle ne l’est évidement pas), elle est ensuite
remplacée par une scénographie plus sombre, les murs deviennent noirs, imitant des toiles
d’araignées ou des vitres brisées. Nora comme prise au piège dans ces filets, ou se cognant tel un
oiseau contre la vitre invisible de son existence (encore une illusion). Ces différents temps, surtout
distincts par ce changement de décor, ne sont en fait qu’un changement progressif au fil du
spectacle. Dès le début il y a donc une étrangeté présente, qui ne cessera de s’accentuer au fur et à
mesure. La présence des marionnettes est déjà une grande étrangeté : alors que la scénographie
semble amener quelque chose de « réel », de normal, les poupées viennent apporter une distance sur
le spectacle. Dès le début, même si la situation ne semble pas présenter de problèmes, le spectateur
peut déjà sentir que quelque chose d’étrange est en train de se passer. Les marionnettes ne sont pas
vivantes et voir une seule femme les animer créer un certain malaise, qui est accentué plus tard
lorsqu’ils se retrouvent tous debout, autour de Nora, comme prenant vie, sans l’aide d’un.e
marionnettiste. Jusqu’alors le spectateur voyait l’actrice de Nora animer les poupées, à vue, et sans
passer par la ventriloquie, il voit que c’est elle qui parle. Cette première convention installée, il est
donc malaisant pour le spectateur de voir ces marionnettes prendre vie seules (sans voir le ou la
marionnettiste), comme des fantômes qui hantent l’existence. La musique aussi, qui est très
travaillée, entièrement composée par Guro Skumsnes Moe, crée ce sentiment d’étrangeté dès le
début. Avec ses accents aigus ou dissonants, la musique indique que malgré les apparences, une chose plus sombre semble se cacher derrière la lumière de la scène. Présente dès le début, elle
continue de s’accentuer au fil du spectacle. Enfin la lumière est également un indice de l’installation
progressive de l’étrangeté et du plongeon dans l’obscurité. Au départ, la scène est entièrement
éclairée, avec une lumière claire. Puis certaines notes, concernant les scènes touchant au côté obscur
que Nora cherche à dissimuler, sont plus sombres. Par exemple la première scène avec Krogstad,
lorsqu’il menace à Nora de tout révéler, la lumière est concentrée uniquement sur la porte, laissant
le reste du plateau dans le noir. Cela ajoute du secret à la scène et de l’étrangeté, montrant une
certaine anormalité. Ce jeu sur les lumières s’accentue ensuite, les parties éclairées deviennent de
plus en plus réduites et donc le plateau de plus en plus sombre. Le changement de décor avec les
murs noirs contribue aussi à cette obscurité. Aussi, le plateau ne semble plus avoir de fond, et étant
plongé dans le noir, il est impossible de voir ce qu’il s’y passe. Cela crée une certaine inquiétude
chez le spectateur, qui ne peut pas prévoir ce qui va en sortir, d’autant plus que cela ne semble pas
être bon. Nora est alors entourée d’obscurité, comme prise au piège.
En plus de cette étrangeté, déjà fortement présente, s’ajoute des éléments non présents dans la pièce
d’origine, que cette mise en scène a choisi de traiter. Pour aller toujours plus loin dans l’étrange, ces
éléments sortent du cadre « naturaliste » du début. Le masque de la tête d’oiseau en est un : Nora le
porte sur certains tableaux, parmi les marionnettes, créant une image vraiment troublante pour le
spectateur. Toujours dans cette plongée dans l’étrange, un des objets du spectacle suit cette idée :
l’anneau de broderie qui s’agrandit de plus en plus. Il démarre à une taille normale pour finir avec
un très grand anneau, sur lequel est inscrit un mot sur la mort. Cette démesure montre le désespoir
et la noirceur qui gagne de plus en plus Nora, tout en passant par l’étrangeté. Enfin le dernier
élément ajouté est la présence des araignées : elles commencent à apparaître lorsque Nora perd le
contrôle et commence à tomber dans l’obscurité. Elles sont d’abord petites, puis elles commencent à
se multiplier et à devenir de plus en plus grosses. Pour à la fin avoir une très grande araignée qui
menace sans cesse Nora, qui finalement semble se faire posséder ou manger par elle. Ce qui permet
le retournement de Nora et la prise en main finale de sa vie, lorsqu’elle reprend le contrôle,
véritable cette fois-ci, par une transformation à travers l’araignée. Ce choix est une provocation au
spectateur : jusqu’alors il était observateur, l’araignée est très dérangeante pour la plupart des
personnes, ce qui pousse le spectateur à s’impliquer et avoir une réflexion sur la situation. Et ce
pour toutes les étrangetés du spectacle qui créent une distance et poussent à la réflexion. Toujours
sur cet affrontement entre illusion et réalité, cette mise en scène traite donc parfaitement à travers sa
forme, son sujet, autour de l’émancipation, la libération de toutes illusions et la reprise en main de
l’existence.

Inès L.-D.