My body is a cage, le cabaret épuisé mais « pulsé » de Ludmilla Dabo

Après avoir joué dans Portrait de Ludmilla en Nina Simone en septembre 2021 au théâtre des Cordes de Caen, une pièce de David Lescot avec qui elle partage la scène, c’est cette fois avec sa pièce My body is a cage, qu’elle met aussi en scène, que Ludmilla Dabo retrouve le public normand en ce jeudi 11 novembre 2021. Des retrouvailles intimes et rétrospectives au sein d’un cabaret festif et endiablé qui livrent un cocktail unique et enivrant au spectateur conquis.

Dans sa pièce, la comédienne et chanteuse évoque ce que chacun d’entre nous a tendance à dissimuler, à refouler et même à éviter, voire rejeter chez les autres : la fatigue. Ce moment où le corps résiste, refuse d’avancer, dit non, stop, ça suffit. Ce moment de vulnérabilité humaine que nos sociétés cherchent à cacher, ce ras-le-bol corporel qu’elles écartent, répriment ou même condamnent et réprouvent. C’est ce ‘tabou’ que Ludmilla Dabo veut mettre en lumière, son expérience personnelle qu’elle veut partager aux spectateurs, pour qu’eux-même acceptent leurs propres moments de faiblesses. Révéler ce que l’on cache d’ordinaire, le communier, le partager, le normaliser, l’expier et non plus nécessairement le rejeter : tel est l’enjeu de cette représentation et le but recherché durant ces 90 minutes passées ensemble. Le spectateur est donc pris à part comme un confident, un véritable participant mis à contribution à travers diverses questions adressées et une représentation qui lui est entièrement dédiée, bien que son rôle reste cependant assez passif

Mais cela n’a pourtant rien de dramatique ou de désespérant, bien au contraire. C’est à travers le rire, l’énergie et la bonne humeur que Ludmilla Dabo, accompagnée de quatre autres comédiennes, veut engager cet échange. C’est une expérience originale, unique qui est organisée, une manière de prendre le monde et ses règles à contrepied. La mise en scène repose sur deux moments distincts : le premier démarre dès l’installation du public, et celui-ci a alors l’impression de rentrer dans une boîte de nuit, avec de la musique à plein volume, une boule à facettes et une DJ qui semble gérer des platines. La représentation commence ensuite comme un véritable show, un spectacle de divas, une sorte de cabaret dansant et chantant. Tout y est : les robes de balles à paillettes, les perruques extravagantes, le maquillage élaboré, les faux cils et les talons hauts, les danses sensuelles sur des chaises, les lunettes pailletées et un micro scintillant de milles feux… Le public est automatiquement plongé dans cette atmosphère de ‘stars’, d’artistes sous les feux de la rampe, et pour cause : les projecteurs inclinés au-dessus du plateau se situent juste au-dessus de la tête des comédiennes, à une distance très proche. Les comédiennes sont entourées de nombreux projecteurs, et les lumières, incroyablement belles et sophistiquées, sont utilisées et placées dans tous les sens et à tous les endroits, de tous les côtés (coulisses, spots face public, contres, faces, latéraux…). Elles y chantent la fatigue et ses aléas au quotidien, ironisent sur certaines situations et certains comportements, ce qui amène le sujet par le biais de l’humour, traduit par le rire dans le public.

Et soudainement, au beau milieu d’une chanson, coupure d’électricité. Émerge alors le second moment de la pièce, que le spectateur peut interpréter comme l’envers du décor. Le fait que derrière chaque diva, chaque artiste, aussi formidable et incroyable soit-il, se trouve un homme, une femme, un humain, avec ses propres limites, ses propres saturations, ses propres douleurs. Plus de perruques, de robes de soirées, de talons, de paillettes, plus d’extravagances ni de postiches. Juste des femmes épuisées dans des robes blanches toutes simples, larges et évasives. Seul rappel du cabaret, des éventails en plus qu’elles utilisent pour cacher leur nudité au moment où elles se changent. C’est un contraste qui détonne et qui rend encore plus touchant toutes les confessions et toutes les adresses au public. Comme si la coupure de courant avait ôté toute l’énergie de ces comédiennes, tout leur jus, toute leur force. Les comédiennes se livrent, exposent, partagent leurs propres expériences, leurs vécus, leurs ressentis, avec une touchante sincérité. La seule qui ne semble pas impactée est la DJ, qui est comme à part tout au long de la pièce, loin de tout cela, de toute l’agitation du monde et de son avancée à marche forcée. C’est elle qui fait la transition, qui accompagne le spectateur en lui expliquant la situation (bien que son rôle ne paraisse pour autant pas crucial ou même nécessaire) : même si ces quatre femmes riaient de la fatigue, en parlaient à travers le prisme du spectacle, leurs propos étaient on ne peut plus sérieux. Le changement d’atmosphère rend leur discours plus sincère, l’échange avec le public plus profond, plus intime, plus touchant.

Et pourtant, scéniquement, spatialement, rien n’a changé. Le jeu est toujours choral, en discussion avec les spectateurs, dans un espace ouvert dans sa direction, avec l’abattement du quatrième mur qui élargit l’espace scénique et brouille la frontière entre plateau et gradins (les comédiennes viennent souvent y jouer) ; la table des platines se situe toujours à cour, en fond de scène, les cinq chaises sont toujours présentent sur la plateau… C’est au contraire au niveau des éclairages, de la rythmique et de l’esthétisme que tout a évolué. Le dynamisme de la première partie est bousculé, violemment interrompu et le rythme devient ainsi plus étiré, plus profond. Le style est plus pur, plus simple, plus intime et plus intense émotionnellement. Les lumières passent d’ambiances disco, d’atmosphères de spectacles, de cabarets (douches au centre du plateau, boule à facette suspendue, spots rouges, pour les danses sensuelles, puis bleus pour les chansons…), à une ambiance plus neutre, froide, avant de devenir plus feutrée, plus intimes et plus triste, aussi (contres qui dessinent les silhouettes des comédiennes, projecteurs inclinées qui propagent un éclairage plutôt simple…). Même la musique, d’abord endiablée et joviale, drôle et entraînante, devient plus ténue, plus calme, avec la DJ qui accompagne les textes et les musiques à la basse ; certaines paroles sont pré-enregistrées, les chansons sont plus intimes, plus émouvantes avec le mélange des langues et des sonorités. Le changement est donc bien visible et perceptible pour le spectateur, qui est lui-même plus ou moins mis en lumière tout au long de la représentation, jamais vraiment dans le noir, donc jamais uniquement spectateur mais bien participant à sa façon.

Ce projet de cabaret, contrasté par cet envers du décor, fonctionne donc bien pour créer cette atmosphère de confession et de partage collectifs, afin de briser ce ‘tabou’ autour de la fatigue du corps, de l’épuisement, de la perte des envies. Le spectateur est à la fois fatigué, saturé mais aussi électrisé et attisé par l’effet immédiat de la première partie ; mais il finit par éprouver une certaine nostalgie et un certain sentiment de paix à la fin de la représentation, comme si, à travers les quatre comédiennes, il s’était lui aussi livré. Cette expérience, à la fois publique et personnelle, d’être humain ensemble et d’assumer de l’être, entièrement, avec nos faiblesses et nos forces, est donc entière et fructueuse pour le spectateur car elle l’invite à se remettre en question, à analyser son propre comportement vis-à-vis de son corps mais aussi vis-à-vis des autres, à commencer à réellement s’écouter et à écouter ce qui l’entoure. Un véritable hymne à la fragilité, pour reprendre le contrôle.

L.J.