KAMP, VISION GLOBALE ET SUBJECTIVE DE LA VIE CONCENTRATIONNAIRE

Le théâtre de Caen a accueilli la Compagnie néerlandaise Hotel Modern et son spectacle d’objet Kamp en Mars 2019. Sur la scène bordée de rideaux blancs s’étend une reconstitution d’Auschwitz en carton. Tout y est : le portail orné de « Arbeitmarchtfrei » (« Le travail rend libre »), les fours crématoires, la place centrale avec l’arrivée des trains et le peloton de pendus, les barbelés, les lieux de travaux forcés, les dortoirs ou les juifs s’empilent pendant que leurs tortionnaires passent une joyeuse soirée à quelques dizaines de mètres de là. Sur le rideau du fond il y a une projection circulaire, d’abord une nuit où ne brille qu’une seule étoile puis, quand les manipulateurs commencent à donner vie aux figurines, nous voilà transportés dans l’œil d’une caméra qui filme une journée banale à Auschwitz. Cette caméra se place tantôt d’un point de vue surplombant lors des plans fixes comme par exemple la scène où un détenu tente de s’échapper et meurt électrocuté sur les barbelés, tantôt dans la vision subjective des SS qui par exemple passent en revue les milliers de figurines alignées sur la place. Il y en a 3000, toutes uniques et si semblable. Elles ont le même habit rayé, la même tête d’argile grise mais leur expression, dessinée au hasard par trois trous, parfois un nez, les figent dans une expression propre à chacune. Le spectateur a  le choix de regarder la grande étendue d’Auschwitz ou bien le rendu de la caméra au plus près des figurines, ce qui permet de reposer nos émotions en voyant les manipulateurs, tellement grands dans la méticuleuse reconstruction de taille réduite, donner vie aux figurines. Car même si avec la caméra on voit l’artifice du carton et du fil de fer, ils sont vite effacés par notre esprit et ce qui se passe nous parait réel, comme un témoignage direct du passé, sans s’attarder sur une personne mais sur le sort d’une population entière.

Si on peut s’éloigner de la cruauté du camp en détournant son regard de la caméra, il y a une chose à laquelle on ne peut pas échapper : les sons. Quand on détache son regard de la caméra et qu’on voit sur la scène les manipulateurs frapper une figurine avec une autre à l’aide d’un bâton, le son est si amplifié qu’il nous traverse comme si l’action s’était vraiment réalisée, à taille humaine, devant nous. Entendre surgir de si petits objets la violence des coups, l’avidité du raclage du bol de soupe nous transporte à côtés des figurines pour peu qu’on regarde la projection.A un moment, un music band entonne la Marche de Radetzky, marche militaire viennoise de Strauss. Mais peu à peu, celle-ci se corrompt, dissone alors que la caméra filme toujours plus de travailleurs épuisés, morts, répétant inlassablement les même gestes. Ainsi nous frappe la répétition, la boucle qu’a formé la vie dans les camps pendant des années, jusqu’à la mort de chacun d’entre eux, sans aucun moyen de fuir.  Et si on regarde l’ensemble, alors c’est la démesure entre la taille de l’environnement et celui des sons qui nous fait de l’effet et alors on peut s’en remettre à l’examen de la technique pour fuir l’horreur. Mais est-ce un mal de nous permettre de la fuir ? Kamp nous permet alors indirectement de nous mettre face à notre propre réaction devant l’horreur humaine. A la sortie des camps, les gens n’ont pas voulu croire aux camps, comme nous spectateurs nous nous rattachons à l’artifice pour ne pas croire, pour nous rassurer.

Alors que les nazis ont voulu réifier les juifs, Kamp et ses manipulateurs donnent vie à des figurines pour leur rendre hommage. C’est une expérience singulière et fascinante par sa forme qui permet de faire vivre la mémoire des camps avec une sorte de poésie cauchemardesque, ce en laissant au spectateur le choix de ce qu’il accepte de voir ou pas.

Marylène V.