S’étant mis au défi de mettre en scène la pièce colossale de Jean Genet, dramaturge critiqué et marginal, Arthur Nauzyciel présente au Théâtre National de Bretagne la pièce Les Paravents en cette mi-septembre. Des années après le scandale et la cristallisation politique massive de la pièce, Nauzyciel choisit de la défendre comme une œuvre très peu représentée et la voit comme un soulèvement artistique. Cette dimension politique et ce choix de présenter une mise en scène qui lui tient à coeur, Nauzyciel les place dans une ambiance qu’il assume être funèbre et solennelle, point central de sa lecture intime de la pièce. Face à cette représentation ne durant pas moins de quatre heures avec entracte, Nauzyciel nous transporte au coeur d’un monde bouleversant par la variété et la profondeur des personnages mis en scène, déconcertant face au spectacle démesuré et grandiose du décor et touchant face aux crises que traversent les personnages, notamment la famille des orties.
Nauzyciel fait le choix, dans un premier temps, d’un espace théâtral caractérisé par un escalier blanc aux dimensions démesurées et amène de ce fait un espace de jeu singulier. Les acteurs multiples et aux personnalités hautes en couleurs, utilisent cette hauteur scénique comme un espace complexe, et cet escalier à la portée métaphorique particulière est presque visible comme un comédien à part entière même s’il déconcerte le spectateur, minuscule face à un monument blanc, qui peut attiser l’angoisse ou la gêne à certains égards. La pièce déjà complexe devient encore plus rythmée par les déplacements des acteurs, à la fois démesurément lents à l’ouverture de la pièce, comme exagérément rapides lors des scènes de ruptures avec cette même lenteur caractéristique, ce qui impose aux acteurs un jeu des corps important. Ce choix scénographique est le vecteur d’une réflexion du public qui est ingénieusement utilisée par le metteur en scène, faisant s’entrechoquer des personnages dans un espace abstrait, ce que l’on retrouve aussi grâce à la disposition de ces derniers sur les escaliers (statut social, relations avec les autres, rapport à la mort…). L’escalier devient alors un lieu de rencontre, de conflits, d’affrontements, qui met en tension les personnages de manière singulière, de manière bien différente des scénographies traditionnelles horizontales, forçant les acteurs à entrer en contact inéluctablement lors de leurs rencontres. Cette scénographie brouille la temporalité, seulement indiquée comme lors de la guerre d’Algérie au travers de différents supports scéniques : par exemple, la vidéo diffusée de Charles et la lecture des lettres qu’il écrivait, apparaît comme un moment privilégié hors du spectacle, après l’entracte : un moment ancré dans le monde réel et, brisant une certaine théâtralité, de fait une rupture dans la pièce. Le temps est aussi symboliquement double : les morts qui existent presque hors du temps et de l’espace interagissent à l’arrivée de nouveaux défunts, et le monde des vivants, bien plus dynamique dans l’espace et des sorties entre scène et hors-scène. Le voyage entre les deux mondes, matérialisé par le passage à travers la toile blanche fendue en haut des escaliers, va de pair avec une représentation spatiale qui reste confuse, laissant au spectateur une liberté dans l’interprétation de la pièce, sur ce qu’il voit : un décor très épuré et neutre, dépourvu d’accessoires (si ce n’est que quelques objets quotidiens mis en avant par Leila, qui rompt avec un plateau vide, centré sur le jeu des corps).
En opposition avec l’espace scénique, on trouve dans la mise en scène proposée par Nauzyciel des acteurs dirigés par un jeu physique et dynamique, et qui n’intègre jamais le spectateur, comme seul témoin impuissant des conflits de la pièce. On observe une interaction perpétuelle des acteurs les uns avec les autres, où le silence ne trouve sa place que lorsque les corps s’expriment, ou encore lorsque la silhouette d’un mort se dessine sur le drap blanc. Plongé dans une atmosphère plutôt tamisée et aux lumières qui ne sont qu’occasionnellement rehaussées, les personnages sont mis en tension tout au long des tableaux, dans une volonté presque de créer l’irréel et l’invraisemblable en s’appuyant sur des costumes extravagants et pourtant très fédérateurs des différentes classes présentes sur scène, avec des prostituées vêtues en doré par exemple, parti pris presque oxymorique et ouvertement ironique de la part de Nauzyciel. La riche palette de personnages offerte par la pièce est un fil directeur de la pièce et permet une certain contraste tout au long de l’intrigue : les acteurs jouent sur une représentation caricaturale pour dénoncer, tandis que d’autres, et particulièrement lors du monologue de Kadidja, choisissent de suivre un jeu solennel et dramatique, tous oscillant dans un brouillard entre la vie et la mort, jamais vraiment précisé par la mise en scène, laissant encore une fois une certaine liberté au spectateur, toujours témoin derrière le quatrième mur.
L.M.