Autour de Théorème(s) de Pierre Maillet, retour sur la réception du film originel de Pasolini

« Théorème », de Pasolini : un hymne aux vertus scandaleuses de la vérité

Beaucoup crieront au scandale. Mais il faut prendre ce film pour ce qu’il est : un pamphlet symbolique contre les conventions qui régissent l’ordre social. Cet article est paru dans « Le Monde » du 1er février 1969.

Par JEAN DE BARONCELLI Publié le 01 février 1969 à 00h00 – Mis à jour le 20 décembre 2018 à 22h10

Il est facile d’imaginer le genre de réactions auxquelles ce film va donner lieu. Pour certains, ce sera la franche hilarité. Les plaisantins feront des gorges chaudes à voir un beau jeune homme « vamper » de A à Z une famille bourgeoise, une paysanne en odeur de sainteté flotter dans les airs, un honorable industriel exécuter un strip-tease au milieu de la gare de Milan. Le rire est une réaction classique de défense. On pouffera donc, sans trop chercher à comprendre.

D’autres, et ce seront sans doute les plus nombreux, crieront au scandale. Théorème est, de fait, un film doublement scandaleux. D’abord parce que l’amour physique y est pratiqué, si j’ose dire, sous toutes les coutures. Ensuite, parce qu’à l’occasion de ces débordements « honteux », Pier Paolo Pasolini prétend nous communiquer un message d’ordre spirituel. Que le film ait remporté à Venise le prix de l’Office catholique n’arrangera pas les choses. Tout au contraire. Et pour avoir écrit que le film de Pasolini était « une grande interrogation sur la condition humaine », voire même « une recherche de l’absolu », le Père Marc Gervais, jésuite canadien, risque fort d’être voué aux gémonies.

D’autres encore hausseront les épaules, se contentant de dénoncer le simplisme des élucubrations pasoliniennes, la naïveté de sa parabole, l’obstination enfantine avec laquelle, de film en film, l’auteur s’efforce de réconcilier le Christ, Marx, Freud et Oscar Wilde, sans oublier son goût de l’exhibitionnisme et de la provocation.

Et puis il y aura ceux qui aimeront Théorème.

Autant dire tout de suite que je suis de ceux-là et que, en dépit de son caractère scabreux et de certaines roublardises inhérentes sans doute à la personnalité de Pasolini, je considère ce film comme le plus sincère et le plus accompli de ses ouvrages cinématographiques.

Sous des formes diverses et par des biais multiples, Pasolini a souvent exprimé dans ses films la nostalgie d’un état édénique où l’homme serait libéré des fausses fatalités qui l’écrasent. Ses références au message évangélique, au message marxiste, au message freudien témoignaient plus ou moins ingénument de cette soif de libération, tandis qu’à grand renfort de mythes et de légendes, il s’efforçait d’illustrer son rêve intérieur.

Dans Théorème, Pasolini a supposé le problème résolu. Et ce sont des personnages destinés à être miraculeusement délivrés de leurs chaînes qu’il nous présente…

Nous voici donc à Milan, dans une famille de la haute société. Cette famille est composée du père, de la mère, d’un fils, d’une fille et de la servante. Débarque, un jour, chez ces bourgeois tranquilles un jeune homme d’une séduction extrême. Littéralement éblouie, la servante se donne à lui, bientôt imitée par tous les membres de la famille, père et fils compris.

Après avoir satisfait au dernier coup de foudre, le jeune homme disparaît, laissant ses heureuses victimes à jamais marquées par sa « Visitation ». La servante regagne son village, où entre deux exercices de lévitation, elle devient une sainte faiseuse de miracles ; la mère sombre dans la nymphomanie et la fille dans une sorte de coma hystérique ; le fils s’adonne avec fureur à l’« action-painting » ; le père, enfin, se dépouille de tous ses biens, et, nu comme un ver, se réfugie au désert…

Equivoques

A première vue, la parabole est claire. Selon la mythologie pasolinienne, le jeune homme est un ange dont la présence charnelle (la fameuse « connaissance » biblique) libère de leurs mensonges et de leurs hypocrisies les membres de la communauté familiale, leur permettant ainsi de pratiquer cette « recherche de l’absolu » dont parlait le Père Gervais. Où les choses évidemment se compliquent, c’est lorsqu’on se risque à juger des résultats de l’opération. Faut-il penser que, d’une manière ou d’une autre, cette révélation de leur vérité profonde constitue pour les miraculés une première étape vers le salut ? Ou bien, la « grâce » étant ce qu’elle est, doit-on craindre que seule l’humble servante (et peut-être le père) accéderont à la sainteté ? La réponse est incertaine et le demeure, même si, dans une perspective plus terre à terre, on remplace les termes de « salut » et de « sainteté » par ceux de « réconciliation avec soi-même » et de bonheur.

Comme toujours avec Pasolini, on aboutit à des équivoques. C’est pourquoi il vaut mieux sans doute en rester aux apparences et prendre ce film pour ce qu’il est à coup sûr : un pamphlet symbolique contre les conventions qui régissent l’ordre social et un hymne aux vertus scandaleuses de la vérité.

Si le schématisme délibéré du scénario rend par moments monotone la démonstration pasolinienne, le film séduit constamment par ses qualités formelles. Il y a dans Théorème des scènes admirables, parmi lesquelles toutes celles qui ont trait à la servante occupent la première place. Le style cinématographique de Pasolini semble avoir atteint sa maturité. Et c’est par les subtilités de la mise en scène, la rigueur des cadrages, la délicatesse de la photographie, tout autant que par les dialogues, que s’exprime désormais la sève poétique de l’auteur.

Terence Stamp et Silvana Mangano, l’« hôte » et la femme, sont parfaits dans leur rôle. Mais la grande triomphatrice du film est Laura Betti, à qui son interprétation du personnage de la servante valut les honneurs du palmarès vénitien.

Théorème, de Pier Paolo Pasolini (1968). Drame. Avec Terence Stamp, Silvana Mangano, Massimo Girotti.

JEAN DE BARONCELLI