Le metteur en scène écrivait le 12 avril dernier au directeur de l’Espace des arts de Châlon-sur-Saône, Nicolas Royer. Un an plus tard, les questions restent posées et les réponses ouvertes.
Cher Nico,
Quand tu m’as montré en février ton nouveau foyer, l’Espace des Arts de Chalon-sur-Saône, une des dernières « Maisons de la Culture » construite selon la conception de Malraux – tu étais fier de la réussite des travaux de rénovation, des nombreuses scènes, des autres espaces susceptibles d’accueillir du public, des surfaces d’exposition – je t’ai demandé si tu avais aussi suffisamment d’argent pour faire vivre cette maison. « Bien sûr que non », m’as-tu répondu avec un sourire triste. J’ai senti la colère monter en moi. Le cadavre de Malraux a été enterré au Panthéon et avec lui, semble-t-il, sa grande idée, une vie culturelle pour tous. Il n’avait pas peur de l’idée d’une « politique culturelle » et y voyait, soutenu par de Gaulle, une des tâches centrales d’un gouvernement français. La « Maison de la Culture » de Chalon, qui à vrai dire avait été pensée pour Dijon, mais n’avait pas reçu l’approbation du maire-chanoine et inventeur d’apéritifs Félix Kir qui y voyait une « idée communiste », est un exemple judicieux pour juger de la politique culturelle actuelle qui n’a rien de commun avec l’héritage de Malraux. Car la politique qu’on pratique aujourd’hui, sans conscience et fondée sur des impératifs économiques, mène aussi à une politique anti culturelle. La rénovation généreuse du bâtiment et ici, pour une fois, réussie, ce qui n’arrive pas si souvent, accroît sa valeur immobilière pour son propriétaire, indépendamment des revenus liés à son utilisation. Le propriétaire attend néanmoins de ces revenus qu’ils soient les plus hauts possibles pour des coûts de production réduits. C’est cette règle du jeu qu’on appelle « liberté artistique » : elle repose sur le postulat que le robinet puisse aussi être définitivement fermé. Pour l’État français actuel, la politique culturelle, c’est du sponsoring, pas une artère vitale à la nation et à sa population.
Après t’avoir promis d’écrire quelque chose sur un possible usage de « l’Espace des Arts » au sens de Malraux et sur le mépris de cet héritage par les gens chargés aujourd’hui d’en administrer la succession, l’envie m’est passée d’écrire en pensant que mes destinataires, dans tout ce qu’on peut coucher sur le papier, ne cherchent que les chiffres et surtout les chiffres derrière lesquels il y a le signe €. Car c’est bien ainsi que se comprend le diktat de la liberté artistique.
Et puis notre façon de produire et de consumer, bien trop négligente, ainsi qu’une démocratie qui n’est qu’obligation à l’enrichissement matériel, nous ont fait cadeau du CORONA VIRUS COVID-19, dont nous ne pouvons pas encore évaluer les conséquences, mais elles seront énormes.
Je ne fais pas partie de ceux qui croient qu’après la crise, une reconstruction grandiose, avec masques sur le visage – la burqa peut se vanter d’avoir été là un précurseur – arrangera tout et mieux qu’avant. Je fais partie de ceux qui sont convaincus qu’une transformation radicale de notre vie est nécessaire pour sortir, sur le long terme, de cette situation misérable. Le capitalisme dans sa forme libérale a fait son temps. Il n’en ira pas ainsi de l’élimination du capitalisme ; il ne peut mourir que de lui-même, pour ainsi dire de mort naturelle. Justice, profit, morale, progrès, culture : autant de notions qu’il nous faut évaluer et manier de façon nouvelle.
En ce qui concerne le théâtre, je ne crois pas être trop grand pessimiste quand je suppose que les scènes ne seront plus accessibles à un public de masse jusqu’à la fin de cette année. Si elles étaient rendues accessibles, on peut se demander pour combien de spectateurs, et à quelle distance les uns des autres, cette ouverture resterait justifiable économiquement. La question se pose aussi de qui fréquentera encore les théâtres si cette fréquentation est liée à des risques pour la santé. La disparition de ce qu’on appelait administrativement jadis « spectacle vivant » signifie une catastrophe économique pour un nombre monstrueux de gens, et pour longtemps. Je ne parle pas seulement des artistes, mais des techniciens, des constructeurs de décors, des couturières, du personnel des entreprises de nettoyage et de beaucoup d’autres. Parce que tous ces salariés sont chez nous, à une écrasante majorité, des salariés indépendants ou précaires, ils ne sont pas syndiqués et sont sans filet de sécurité.
Pourtant il y a bien dans cette crise, que nous appelons encore « crise du Corona » au lieu de l’appeler crise du système, une opportunité. Qu’il ne puisse y avoir de représentations publiques ne signifie pas qu’on ne puisse produire dans les lieux de représentations – la seule chose qui s’y oppose, pour l’industrie culturelle publique, c’est le virus AVP (Achat-Vente-Profit).
On dit que toutes les mesures prises en ce moment le sont surtout pour protéger les gens âgés, dont je fais partie, car ils seraient les plus menacées par le virus. C’est grotesque, mais nous les vieux serons au contraire les moins touchés par les conséquences de la crise. Nous, ou moi, vivons de petites retraites et avons été depuis longtemps exclus du processus productif. C’est pourquoi je sens qu’il est de mon devoir de dispenser des conseils. Aujourd’hui les artistes qui dirigent les théâtres ne sont plus des hommes d’État, plutôt des propriétaires à durée déterminée, alors les retraités, je pense, peuvent se conduire à nouveau comme des hommes d’État. Taper sur les nerfs de tout le monde avec leurs discours est le mieux qu’ils puissent faire. Mais assez de justifications. J’écris pour demander à l’État un programme d’aide d’urgence jusqu’à fin de la saison 2020–2021, à effet immédiat et sous conditions précises. À savoir un programme qui mise sur un travail culturel subventionné et même payé par l’État, et non sur sa vente.
Quand, dans ce qui suit, je parle de théâtre, je suis bien conscient que ces réflexions concernent tous les arts qu’on rassemble sous le terme « spectacle vivant ». Je dis théâtre parce que c’était et c’est toujours mon espace de travail. Ce programme d’aide d’urgence devrait soutenir des essais (Versuche), c’est-à-dire des expérimentations, pour inciter l’art théâtral à développer une autre relation à son public et à son environnement. Je pense à des tentatives d’utiliser le théâtre pour des recherches scientifiques ou sociales ou dans le domaine de l’action sociale. Par exemple, jouer des tragédies grecques en cuisinant un repas pour des personnes démunies, avec le partage de la nourriture que cela implique. Le tout serait filmé comme contribution à l’art culinaire. Peut-être que des criminologues pourraient aussi utiliser le théâtre pour remettre d’aplomb la justice ?
En développant des formes ambulantes, on pourrait apporter le grand art dans les endroits les plus reculés. Je pense au travail pionnier de François Chattot et de sa compagnie Service Public, à son camion d’alimentation transformé en théâtre. Le camion s’arrêtait dans les plus petits villages et y restait plusieurs jours. L’entrée était gratuite ; les costumes, les accessoires et les bancs pour les spectateurs pouvaient être transportés dans le camion. On ne jouait pas tous les jours. Il y avait des représentations pour les enfants. Et des soirs où les villageois prenaient part au jeu.
Quand la merveilleuse administratrice de compagnies, Véronique Appel, s’est lancée à l’assaut de nouveaux rivages et a appris un métier de rêve pour un artiste, la boulangerie, il lui a fallu faire cette expérience : une femme au-dessus de cinquante ans en France ne trouve pas de travail dans un nouveau métier. Chattot a alors proposé d’acheter un four pour son camion et d’aller avec Véronique dans les villages qui n’ont plus de boulangerie. Comme le pain de Véronique aurait été un geste artistique, il n’aurait pas eu de prix de vente et aurait donc pu être cuit en respectant les traditions et être de la meilleure qualité possible. C’était un pas pour se réapproprier la culture. Le pas ne s’est pas fait, le ministère a refusé la subvention.
Une autre direction possible, ce sont les essais qui visent, à partir du théâtre, à se tourner vers la caméra. Je ne parle pas des captations de spectacles et de leur façon de tout aplatir ou de détruire le travail, mais d’un autre langage formel, d’un ciné-théâtre. Capable de délivrer les images du carcan de l’authenticité et de leur accorder plus de profondeur spirituelle. On trouve des exemples de ce que je veux dire, de façon impressionnante, dans le Casanova de Fellini. Ce film est du pur théâtre, dont l’espace devient image de cinéma. Fellini a construit sa scène dans les studios de Cinecittà à Rome. La mer de plastique fouettée par les vents que Donald Sutherland traverse avec la dernière énergie est une séquence inoubliable qui utilise la tradition et les techniques du décor de théâtre. Fellini montre dans ce film, plus que tous les festivals, Avignon inclus, le plaisir que peut procurer le théâtre.
Le Ministère de la Culture pourrait aménager un endroit sur les réseaux où montrer toutes les activités qu’il subventionnerait et demanderait aux artistes, autant qu’elles seraient filmées. Ainsi le public serait sans cesse informé de ce pour quoi on dépense son argent.
Pendant cette crise du Corona, nous sommes obligés de vivre devant des écrans de télévision ou d’ordinateur. Je me rends compte avec surprise du peu de matériel nécessaire (la caméra d’un ordinateur personnel paraît suffire) pour réunir des gens devant un écran. Qu’ils forment un public ou un cercle de discussion.
À la fin des années vingt du siècle passé commença le règne de la radio. L’appareil au début ne suffisait pas, l’abonné devait aussi s’abonner à la station émettrice. Le jeune Brecht fit des essais, des expériences, avec cette nouvelle technique. Il écrivit une série de pièces chorales appelées « pièces didactiques » (Lehrstücke), qui, par un jeu en commun, devaient amener professionnels du théâtre et public à un apprentissage mutuel, à une expérience commune. Ces pièces étaient construites selon le schéma de la tragédie grecque dont la fréquentation dans l’antiquité était devoir de citoyen. Dans la proposition de Brecht pour la radio, les comédiens professionnels devaient travailler un morceau du texte sans le chœur comme s’il s’agissait d’une pièce radiophonique, et les textes du chœur, sans le reste, devaient être envoyés aux abonnés de la station, si bien que le soir du direct, les comédiens disaient leur texte devant le micro, et les auditeurs chez eux pouvaient dire les textes des chœurs juste au bon moment, quand les comédiens s’interrompaient. C’était une idée pour délivrer l’auditeur de son état de simple consommateur. Comme il n’y avait pas encore beaucoup de gens qui avaient un appareil radio, on invitait des amis et des connaissances chez soi le temps de l’émission. Ainsi se créaient de nouvelles salles qui étaient de vrais espaces de communication au lieu que les spectateurs soient parqués dans le noir comme de braves vaches. Naturellement, une chose de ce genre n’avait aucun avenir pour un théâtre qui veut vendre des places. Je trouve moi que c’est une possibilité très intéressante pour combiner théâtre, réseaux sociaux et télévision.
Ce ne sont que des propositions faites à la va vite pour montrer qu’on peut trouver dans cette crise quelque opportunité pour rénover l’art théâtral.
Nous pouvons nous estimer heureux d’avoir les « Maisons de la Culture » de Malraux comme ton Espace des Arts. Ce sont des bâtiments qui disposent de plusieurs espaces pour le travail artistique, très différents les uns des autres, tous bien équipés techniquement, et qui peuvent accueillir les groupes les plus divers, les couches de la population les plus variées. Et même pour les temps à venir, quand il y aura de nouveau du théâtre avec un public, mais justement de façon différente, avec forcément d’autres chiffres de fréquentation, des maisons comme la tienne seront plus faciles à transformer pour de nouvelles formes et de nouveaux besoins. Les grandes institutions qui disposent en première ligne d’une énorme salle et de peu d’autres espaces sont infiniment plus difficiles à utiliser et à transformer. Quelqu’un qui comme moi connaît l’amphithéâtre d’Epidaure sait combien il serait agréable d’enlever les sièges de la grande salle de l’Espace des Arts et, à condition d’obtenir un bon coussin, de s’assoir sur les marches restantes. On pourrait y faire entrer facilement les fauteuils roulants et pour les gens dans mon genre qui souffrent d’arthrose, ajouter une chaise ne dérangerait personne. Entre 50 et 100 spectateurs pour une soirée théâtrale me paraît le bon chiffre pour en faire une véritable expérience artistique.
La nouvelle Philharmonie à Paris avec ses 2400 ou 3600 places assises n’est pas seulement un bâtiment de prestige d’une laideur rare qui a coûté un prix exorbitant, lui aussi assez rare, mais exige du corps d’un mélomane plus qu’il ne peut supporter. Cette architecture affreuse, pseudo-moderne, n’a rien à voir avec une nouvelle façon de faire une expérience musicale, mais a tout à voir avec la masse énorme de places qu’ils ont à vendre. Le mal aux genoux qu’on éprouve à cause de ces rangées de fauteuils pressées les unes contre les autres démolit une symphonie de Brahms plus durablement encore que l’Orchestre de Paris. Même après le Corona, j’espère qu’on donnera son congé à de telles destructions de la culture. J’ai bon espoir, justement maintenant, moi qui suis un homme âgé, vivant seul, qui souffre amèrement comme tout le monde de l’emprisonnement qu’on a ordonné pour me protéger, que cette souffrance conduira à un grand bouleversement dans tous les domaines de la vie.
Que la culture et les arts qui en font partie ne se laisseront plus dicter leur conduite « par ces messieurs rapides des cartels », mais reprendront le chemin vers l’idéal dont avaient rêvé des femmes et des hommes comme Malraux. Une culture pour toutes et tous, c’est-à-dire aussi pour celles et ceux qui travaillent en elle. Une salle de concert pour plus de 3000 spectateurs est l’ennemie de la culture, dans tous les sens qu’on peut donner à cette formulation. La culture ne dépend pas d’événements pour exister, elle naît de la participation de chacun et du travail.
Pour la vie culturelle d’un lieu, la durée d’une offre culturelle joue un rôle important. 3000 spectateurs à un concert qui a lieu un seul soir, ce n’est pas la même chose que 3000 spectateurs sur dix soirées. Pour les spectateurs, c’est l’évidence : ce n’est pas pour rien que les aristocrates allaient chercher la musique pour en jouir dans le confort de leurs châteaux. Que signifie pour des musiciens travailler un morceau de musique, que ce soit une création ou une œuvre du répertoire, pour une seule représentation ? C’est une vacherie, et pas seulement sur le plan financier ; ils sont aussi trompés dans leur sentiment de vivre de leur travail.
Je sais que je parle d’argent ; que mes propositions pour la production théâtrale, par l’investisse-ment et le temps de travail qu’elles exigent, provoquent des coûts plus élevés que ce qui est concédé aujourd’hui à l’art théâtral, et en plus, dans l’espoir d’une baisse du prix de vente jusqu’à un niveau insi-gnifiant. Ce qui, indépendamment de tout ce que je propose ici, ne serait que justice. L’État ne possède pas d’autre argent que celui qu’il gagne sur notre travail au travers des impôts. C’est avec cet argent qu’il subventionne la culture qui est à notre disposition. Il est difficilement concevable qu’on doive encore lui payer quelque chose pour ce service : montrer notre richesse personnelle en biens culturels. Ce serait bien si les politiciens comprenaient qu’une image ou une représentation théâtrale peuvent devenir une marchandise, mais pas la culture. Lire Malraux ou participer à la vie culturelle pourrait les y aider.
Bien sûr, il faut que le système de répartition de l’argent dans le secteur artistique subventionné soit transformé de fond en comble. Sans être égalitariste : le salaire qu’on gagne ne peut être déterminé par le marché. Le travail théâtral devrait, comme dans d’autres métiers, avoir des prix fixes qui seraient les mêmes pour tous les lieux subventionnés. Il devrait en être ainsi, pour le directeur ou la directrice comme pour l’homme ou la femme de ménage, pour les metteuses en scène comme pour les comédiens, pour les techniciennes comme pour les hommes dans les bureaux. Pour les permanents comme pour les intermittents. Le salaire minimum et les plus hauts cachets ne devraient avoir aucun rapport avec les sommes actuelles. La culture ne peut conquérir une place dans la vie générale de la société que si, dans sa façon de payer les gens, elle tient compte des besoins de cette vie. Un théâtre qui demande plus de travail et plus de temps de travail devrait être une meilleure assurance pour le revenu de chacun qu’un génie personnel dans la négociation salariale ou de bonnes relations avec les fonctionnaires du gouvernement.
Il est important que la pensée propriétaire cesse au théâtre. Dans cette optique, ce serait bien d’avoir un règlement pour la direction des théâtres qui ressemblerait à celui de la Comédie Française : les artistes appelés à diriger un théâtre ne devraient pas travailler ni comme comédiens ni comme metteurs en scène dans leur propre maison. Et le poste de directeur devrait changer suffisamment souvent pour que chaque théâtre et avec lui, son personnel, reste en mouvement. Tant mieux si des artistes sont prêts à diriger un théâtre, mais pour ce qui est de la pensée et de l’organisation, ils devraient toujours rester du côté de celui qui leur donne ce travail : le public. Les metteurs en scène ne font vraiment du bon travail que lorsqu’ils exercent une stimulation ou une résistance à l’entreprise théâtrale. Quand ils font ce qu’ils veulent, ils n’obtiennent que les lauriers de la médiocrité ou deviennent précisément des vendeurs de culture et des fossoyeurs de l’art.
Mais tout ça revient à cette question : jusqu’à quel point la culture et l’art sont des éléments de la richesse d’une société ? Et ce qu’un État veut faire et veut payer pour cette richesse.
Il me faut parler de mon passé, car je suis convaincu que ma mémoire pourrait être intéressante pour les temps à venir. Je suis rentré, enfant d’une famille appauvrie qui s’était réfugiée dans une Suisse à l’époque pas encore tellement idyllique, après une pandémie terrible qui avait fait 55 millions de morts et qu’on appelait guerre mondiale, je suis rentré chez moi dans un pays détruit et occupé. Ce pays manquait de tout, sauf de producteurs de culture.
Et il ne manquait pas non plus de soif de culture. La guerre avait uni dans la lutte contre la barbarie l’élite de l’art et de la culture européenne, alors qu’elle était dispersée dans le monde entier. Après la guerre, ils ont formé avec ceux sur place qui ne s’étaient pas vendus. Et ils prenaient malheureusement trop de précautions avec les artistes pro-nazis qui avaient poussé à la guerre et croyaient encore pouvoir prétendre à des places privilégiées. La misère et la soif de justice exigeaient une nourriture que seuls l’art et la culture pouvaient fournir. Certes, les vainqueurs de la guerre, déjà en lutte les uns contre les autres, tentaient, avec du beurre ou des décorations, de convaincre les producteurs de culture de se mettre à leur service ou de passer dans leur camp. Le pouvoir de l’art et de la culture, il s’agissait alors de l’utiliser. La Guerre froide a aussi été menée sur le front culturel. Là où je vivais, on mettait tous les moyens nécessaires à la disposition de l’art, et ses produits, on les rendait accessibles à tous, mais il y avait des conditions, et de plus en plus, des règlements et des interdictions. Pourtant ce groupe qui venait du combat contre la barbarie, et dont étaient issus ceux qui étaient mes modèles et mes professeurs, comme Brecht, Eisler, Anna Seghers, Wolfgang Langhoff mon père, Ernst Bloch et beaucoup d’autres, était difficile à faire plier, et ils restèrent puissants parce qu’on voulait les écouter, et à cause de leur histoire, il fallait bien le faire : c’était des gens dont on avait envie qu’ils nous servent de guides. Et ce qu’ils voulaient ou ce pour quoi ils combattaient les liait avec d’autres ailleurs dans le monde.
Leurs positions fondamentales, ils les avaient exprimées avec Gide, Breton, Jean-Richard Bloch, Aldous Huley, Robert Musil, Egon Erwin Kisch, Tristan Tzara, Hemingway et beaucoup d’autres lors des trois congrès internationaux d’écrivains pour la Défense de la Culture qu’avaient organisé Iliya Ehrenburg et André Malraux dans les Paris, Madrid et Valence des années trente. Malgré toutes les interdictions, leur héritage est devenu une richesse collective, qui certes ne remplaçait pas les bananes qu’on n’avait pas, mais c’était le genre de trésor qui peut rendre heureux pour la vie. Et après tout, c’est le bonheur qui compte.
C’est sous l’influence de ces professeurs que j’ai appris mon travail d’artiste, j’ai appris d’eux qu’on peut être heureux quand on appelle une injustice injustice et qu’on donne une voix aux humiliés. À chaque interdiction, en plus de la douleur, je sentais aussi en moi plus que pouvoir, car les autorités paraissaient aussi me craindre. Et puis avec effroi j’ai vu comment la soif de culture a été refoulée grâce à une meilleure offre en marchandises. J’ai vu comment l’héritage de Brecht, Eisler, Seghers, Zweig, et aussi de mon père, a fini par n’être plus qu’un objet décoratif, un bibelot posé sur le poste de télé.
Quand je vins à Paris pour la première fois en 1971, ce ne sont pas les vitrines rutilantes, pleines à craquer, qui m’impressionnèrent, mais le nombre de gens qui achetait les livres de leurs écrivains préférés, en format de poche, pas cher, chaque vendredi sur les quais de la Seine. Les rames de métro bondées, où il y avait encore une première et une seconde classe, me firent l’impression de salles de bibliothèque roulantes. Les beaux quartiers, que je connaissais à cause du roman d’Aragon, ne m’intéressaient pas, mais la vie et les disputes que je voyais éclater à la Sorbonne quand je rendais visite à mon ami Bernard Dort me plurent. La France aimait sa culture, le coq gaulois était l’oiseau de la beauté ; la culture partagée au sein de son peuple était sa grande richesse. Un jour, buvant une vigoureuse gorgée de vin avec Jack Ralite, un politicien d’une intelligence et d’une largeur d’esprit que je n’avais jamais connue jusqu’alors, je me mis à réciter un poème de Brecht pour les enfants : « Pour les poètes et les penseurs / Vient en Allemagne monsieur l’bourreau / Du soleil, lune, voient pas lueur / Mais d’la bougie de leur cachot. » Ce temps passé à Paris me détourna de l’Allemagne, de l’Est comme de l’Ouest, et m’attira en France, et je pus donc vivre ensuite le déclin de la culture française qui suivit le chemin européen commun jusqu’à la pandémie actuelle.
Les conséquences de cette pandémie, comme les conséquences de la destruction de l’environnement, abîmeront sensiblement les valeurs culturelles des peuples. Elles demanderont une nouvelle orientation culturelle et la réappropriation de façons de vivre oubliées. Sans doute allons-nous bientôt devoir porter un masque pour sortir dans la rue. Ce que cela signifie pour notre vie, et donc pour notre culture, je ne veux même pas me le représenter. Ne me vient pour l’instant à l’esprit qu’une seule réponse, la pire : on s’y habituera. Et que signifie alors la phrase de Heiner Müller : « La mort est le masque de la révolution. La révolution est le masque de la mort. »
C’est cauchemar de penser que les mesures prises pour lutter contre cette pandémie constituent un exercice pour l’avenir. Le déplacement du travail vers l’espace domestique par la mise en réseaux, l’approvisionnement entre les mains d’Amazon & co, la convivialité et la communication via WhatsApp, la culture et l’information réchauffées dans les tubes télévisés. La beauté de voir les rues sans automobiles et de respirer de l’air propre dans les villes ne va pas sans l’interdiction d’exprimer sa mauvaise humeur dans la rue. Ce qui était Polis ou communauté devient réseau.
Cher Nico, permets-moi de revenir à cette idée encore une fois : du théâtre pour cinquante, ou au maximum cent spectateurs, dispersés dans ta grande salle, bien installés, à leur aise. Pour toi sûrement une source d’effroi, pour moi, un espoir.
Depuis quatre semaines, seul chez moi, je pense à ce qui me manque et pourquoi. Etrangement, bien que je n’y aille presque jamais, je pense au parc des Buttes-Chaumont qui se trouve dans mon quartier et est à présent fermé au public. Pourquoi me manque-t-il puisque je n’y vais pour ainsi dire jamais ? Il me manque parce que je sens qu’il fait partie de ma vie et que je ne peux pas imaginer vivre ici dans le dix-neuvième arrondissement de Paris sans ce parc. Mon environnement sans lui serait une sorte de prison en plein air. Un parc est un lieu idéal de rencontre avec la nature, avec d’autres êtres humains et des chiens. On n’est pas seul dans un parc, mais ce n’est pas non plus le lieu des grands rassemblements. On va se promener, on lit un livre, on prend le soleil, on fait du jogging ou on respire le parfum d’une fleur. On le traverse à la hâte parce que c’est un raccourci. Il y a des aires de jeu pour les enfants, on peut les regarder jouer – on peut aussi s’éloigner d’eux parce qu’on veut être tranquille. On s’énerve dès que quelqu’un fait du bruit. On a des pensées claires et des pensées sombres. On n’a pas besoin de masses de gens qui font la même expérience du parc que soi. On peut y faire l’expérience des relations les plus diverses à la nature, à la vie et à soi-même. On se demande pourquoi on a donné telle forme à la nature, pourquoi elle ne pousse pas comme elle veut. Si on a de la chance, le parc peut réveiller l’envie de la forêt et des grands espaces et de la mer. La visite au parc est gratuite, mais maintenir le parc en bon état dévore beaucoup de travail et d’argent. Et ça ne dérange personne, car un parc – c’est évident sans faire le moindre calcul des coûts et des profits – fait partie de notre vie, de notre richesse, et on ne peut imaginer s’en passer. Et ce n’est pas vrai que ça ne dérange personne. Les réfugiés qui viennent chez nous pour fuir la misère et la boue et auxquels il est interdit de se construire un abri dans le parc, ça les dérange. Justement c’est notre parc et j’ai honte de ce « notre parc ». Mais quand même, je rêve d’un théâtre qui appartiendrait à la vie comme un parc. Un théâtre dont ceux qui cherchent refuge auraient aussi droit de me chasser si on ne leur offre rien de mieux.
Je trouve que nous pouvons beaucoup demander, mais que par notre talent il nous faut donner la preuve que nous le valons bien. Et peut-être pourra-t-on en arriver à un dialogue avec nos supérieurs où on ne parlera pas que de chiffres et d’argent.
Cher Nico, je ne te salue pas comme le brave soldat Schweyk qui, au moment de prendre congé, disait toujours : « alors, on dit après la guerre à cinq heures et demie au Café du Calice ». Je choisis plutôt, en guise d’adieu, une ligne d’un poème de Hölderlin qui commence par : « Viens ! Vers l’ouvert, ami ! ». Et plus loin dit : « Car ce n’est pas au Puissant mais à la Vie qu’appartient / Ce que nous voulons, et qui semble convenable et joyeux à la fois. »
Matthias Langhoff, 12 avril 2020
PS : Je vais demander à Irène de vite traduire cette lettre, car j’aimerais l’envoyer à d’autres amis et ennemis : peut-être qu’à plusieurs on peut faire bouger quelque chose dans cette époque de plomb. Le premier signe printanier d’un tournant dans la pensée, je l’ai vu dans l’assurance que tout est fait pour nous protéger, nous autres les vieux. Et que la solidarité avec nous est chose acquise. C’est déjà quelque chose. Après tout, on pourrait pu aussi nous supprimer pour raisons économiques. Le slogan de toutes les dictatures, « tout pour notre jeunesse », paraît ne plus être à l’ordre du jour. Peut-être qu’à l’avenir nous autres les vieux trouverons à nouveau une place au théâtre. Notre contribution pourrait être l’expérience, et la générosité sans laquelle il n’y a pas d’art.
Commentaire à une lettre:
En relisant ma lettre adressée à Nicolas Royer, j’ai ressenti un vieux sentiment d’impuissance qui m’est familier. Ce qu’il y a d’imprécis et d’utopique dans mon écriture réclame des conseils afin qu’à cette pensée née d’une époque plombée soit donnée une structure, qu’elle puisse devenir guide pour une action pratique. Car l’heure qui s’écoule sur le cadran solaire, double souverain de la vie et de la mort, n’exige rien d’autre. Je sais que, de mes maîtres morts, dont j’ai toujours suivi les conseils, je n’entends plus qu’une chose désormais : « Nous avons fait de notre mieux » Ou alors : « Si tu veux en savoir plus, viens nous rejoindre ». Plutôt que de suivre ce conseil bien intentionné, je préfère repenser la tâche à laquelle ils s‘étaient attelés et qu’ils nous ont demandé de poursuivre. Brecht a formulé cette mission dans son livret d’opéra « La Décision » : « Ändere die Welt, sie braucht es. – Change le monde, il en a besoin ». Ma lettre concerne cette exigence de base. Quand je suis obligé de regarder à la télévision les événements du monde dominé par le virus, la première chose que j’entends est le retour bientôt possible à notre vie d’avant. Ce discours est sourd et aveugle. Après avoir si longtemps refusé de voir et d’éviter les conséquences annoncées de la destruction de l’environnement, on pense maintenant vaincre cette pandémie pour que tout continue comme avant. On dit aussi que nous avons eu des épidémies virales de plus en plus fréquentes au cours des dernières décennies, ce qui a conduit à la pandémie Corona. Et d’expérience, on peut prévoir que la lutte contre le Covid-19 prépare le terrain pour l’apparition d’un prochain virus plus terrible encore. Destruction de l’environnement, pandémie, faim et misère, guerres et asservissement sous le dogme de l’enrichissement, est un ensemble de choses qui se nourrissent les unes les autres jusqu’à arriver à une catastrophe finale. Cette catastrophe, qui s’approche déjà à grande vitesse, se montre au grand jour dans le spectacle grotesque d’un imbécile, laid et d’une pathologie avérée, qui, en pleine pandémie, ampute l’Organisation Mondiale de la Santé des 400 millions de dollars de contribution américaine et regarde le monde malade, d’un air dégoûté mais sans rien faire. Je suis convaincu que seul un changement radical de notre mode de vie peut nous sauver. Dans ce contexte de mort, l’art doit maintenir vivant le rêve d’un monde de justice. C’est ce dont je veux parler dans ma lettre, et c’est pour ce rêve, mes amis, que j’espère votre aide. Il est de notre devoir de ne pas permettre un « trop tard ». Il est aussi temps de relire « le Théâtre et la peste » d’Artaud.