» Ma dernière pièce, les Paravents, ne fut qu’une longue méditation sur la guerre d’Algérie « , déclare Jean Genet en 1970. Il dit la vérité. C’est que la vérité l’arrange : il prend la parole pendant un débat organisé par les Black Panthers, aux Etats-Unis. L’engagement prime. » Le texte des Paravents ne fait aucune allusion à la guerre d’Algérie « , déclare Jean Genet en 1983. Il dit un mensonge. Il accorde un entretien à la radio autrichienne. Dans tous ses entretiens, il ment. S’il ne racontait pas des craques aux interviewers, qui l’agacent, il périrait d’ennui.
L’un de ses meilleurs mensonges : en 1975, il reçoit un reporter du journal allemand Die Zeit, Hubert Fichte. Lequel n’a jamais compris qu’un enfant de l’Assistance publique ait su écrire, tout jeune encore, en prison, en 1942, un livre d’une écriture aussi savante, » culturée « , que Notre-Dame-des-Fleurs. Il demande à Genet quelles avaient été ses lectures, jusque-là. Et Genet de répondre : » Des romans populaires… Des romans de Paul Féval… Des livres qu’on trouve en prison… Je ne sais plus… » Or, cinq ans avant d’écrire Notre-Dame-des-Fleurs, Genet, en 1937, attablé au bar de la Coupole, à Montparnasse, écrit à Louise Bloch, une amie rencontrée en décembre 1936 à Prague, et il lui envoie des citations de Mallarmé, Rimbaud, Lautréamont…
Ce qui frappe avant toute chose, dans les Paravents, dès les premières répliques du personnage de la mère, ce n’est pas le propos algérien, c’est que Jean Genet a coupé les ponts avec la préciosité, le fictif, le littéraire du dialogue de ses (superbes) autres pièces, des Bonnes aux Nègres. Il fait entendre cette fois une parole immédiate, qui a plus de poésie parce qu’elle a plus de vérité. Genet, en Afrique du Nord, est chez lui. Chez les êtres qu’il aime, dont il connaît fort bien et aime les habitudes, les façons de vivre, de penser, de s’exprimer.
Il n’est pas étonnant que Genet se soit fait inhumer en Afrique du Nord, dans un terrain vague entre une prison et un pauvre hôtel. Il s’est toujours senti en fraternité avec ceux qu’il appelle, pour simplifier, les » Arabes « . » Quand j’avais dix-huit ans, j’étais en Syrie, j’étais amoureux d’un petit coiffeur de Damas. » Il dit vrai. En revanche, il doit forcer pas mal (entretien à Playboy) lorsqu’il avance : » Peut-être que si je n’avais pas fait l’amour avec des Algériens, je n’aurais pas été en faveur du FLN. Mais non, je l’aurais été sans doute de toute façon. «
Le baroud des militaires
Les événements de la guerre d’Algérie sont assujettis, dans les Paravents, à une telle stylisation, une telle transposition qu’il faut aujourd’hui, vingt-neuf ans après Evian, un entêtement un peu aveugle pour venir manifester contre des représentations. Cela dit, à Marseille, le Théâtre de la Criée se trouve à quelques dizaines de mètres d’un batiment de la Légion. Le soir de la première, le lundi 4 novembre, des militaires sont tout de même venus à la Criée ; ils se sont placés dans l’accès principal et dans le hall, protestant avec des paroles énergiques, mais sans violence, cherchant plutôt la provocation. Un baroud pour la forme plus qu’une agression. Le public, qui a des liens affectifs avec ce théâtre, occupait calmement les lieux en passant par d’autres entrées, et, parmi les intervenants, Jean Marais, qui venait voir la pièce ce soir-là, passait un savon aux intempestifs, de sa grande voix de patriarche. A présent, les représentations des Paravents se passent dans le calme. Marseille est une cité responsable.
La mise en scène de Marcel Maréchal maîtrise avec beaucoup de présence d’esprit les assez nombreuses complications qui étaient venues à l’esprit de Genet _ car il continuait de voir dans l’art du théâtre une pratique à part, un cérémonial aux multiples signes particuliers. L’essentiel, c’est-à-dire le témoignage chaleureux, fidèle, de Genet, son » salut » à la vie et au langage des Algériens, avec, en gag d’accompagnement, une charge bouffe des » décideurs » blancs, tout cela est clairement mis en forme par Maréchal.
Lieu de l’action : Genet voyait un terrain vague entouré d’une palissade. Maréchal préfère un fragment de gradins d’un stade sportif. Au Vel’d’Hiv, en Argentine, ailleurs, les stades ont joué un rôle tragique dans l’Histoire. C’est ce que s’est dit sans doute Maréchal. Mais les Marseillais pas sérieux ont une pensée pour l’O.M… Passons. Costumes : Genet voyait des teintes violentes, crues, qui déréalisaient l’action. Maréchal choisit des nuances éteintes. Ce sont les libertés du metteur en scène. Elles vont de soi.
L’essentiel était, pour ces Paravents, l’orientation des acteurs, et ils jouent juste, fin, sensible, net (Fabienne Perineau, Bernard Nissille, Michelle Marquais, Luce Mélite, Coco Felgeyrolles, Moussa Maaskri, Richard Guedj, Giselle Touret, Dora Doll, Jean-Paul Bordes, Christian Brendel, Pierre Tabard, Michel Demiautte, Mathias Maréchal, Nicolas Lartigue, à la tête d’une très nombreuse distribution). Seule objection : les acteurs crient trop souvent, et trop fort. Les cris usent les nerfs, et ôtent substance et vie aux paroles. » Ils crieront presque «
Genet, dans ses notes sur la pièce, évoque des » voix très fragiles « , des » voix étouffées « , tel acteur » appelle doucement « , tel autre parle » comme s’il récitait Mallarmé « , et les acteurs sont » absents à la salle, comme on dit absent au monde « . Une seule fois, au tableau 10, Genet dit : » ils crieront presque » _ mais tout est dans le » presque « . » Ce sera très difficile à réaliser, parce que les acteurs ne savent rien foutre « , déclarait Genet dans un de ses moments de charme. La superbe et très subtile mise en scène de Maréchal prouve le contraire. Et peut-être Jean Genet était-il, étrangement, plus sincère lorsqu’il ajoutait : » Il se pourrait que je sois les Blancs, le Patron, la France, dans les Paravents. Il se pourrait que j’aie écrit cette pièce contre moi-même. «
Le Monde